Un peu comme on fait avec un jambon, il faut savoir apprêter l’électeur. Qu’on le plonge dans le sel ou qu’on le roule dans la farine, l’important est de l’affiner suffisamment longtemps. Soit pour le déguster en tranches fines, soit pour en récolter le bulletin de vote.

Le député Bernard Drainville pratique cet art subtil, comme on a pu le constater lors de la dernière campagne électorale.

Vous vous rappelez ? Il était tout bouillant d’indignation au bord du fleuve Saint-Laurent, quand les journalistes lui demandaient : avez-vous des études pour justifier un tunnel entre Québec et Lévis ?

Écoutez-le : « Les gens sont de plus en plus tannés de se faire dire : “Vous n’en avez pas besoin !” Ah ouin ? Viens donc dans notre région, te placer en ligne le matin ou le soir… Tu me le diras après ça, que j’en ai pas besoin, de 3e lien ! »

L’attente, disait-il, est « infernale ». Sur quoi se basait-il ? Il avait parlé aux gens. M. Drainville est proche de l’électeur comme l’artisan affineur est proche de son jambon. Il l’écoute, il est tellement fin.

Oui, mais M. Drainville, ont insisté les journalistes, avez-vous des études ?

« L’attente qu’on vit, elle n’a pas besoin d’être étudiée », a-t-il répondu.

Il faut être arrogant au-dessus la moyenne pour dire une chose semblable : nous allons dépenser 6 ou 8 ou plus probablement 10 milliards, mais on n’a pas besoin d’étude : on voit des gens dans des autos !

Car un peu comme l’ancien fumeur qui devient fou en sentant la moindre odeur de tabac, M. Drainville, l’animateur de radio très critique envers ce projet, est devenu son champion toutes catégories.

Il a été élu avec une majorité de 10 000 voix.

Sept mois plus tard, devant l’abandon officiel de ce projet, voici notre député tout penaud qui présentait ses excuses aux gens de Lévis et de Chaudière-Appalaches.

C’est bien du moins.

Tous ces gens se sont fait flouer d’aplomb. On comprend le maire de Lévis, Gilles Lehouillier, de se sentir trahi. Les études partielles, payées par le citoyen, qu’on refusait de nous montrer étaient censées justifier ce projet. Elles sont maintenant partiellement dévoilées pour dire le contraire.

Que dit le député Drainville ? Écoutez-le, jeudi matin dans le corridor de l’Assemblée nationale, ça vaut la peine :

« Le trafic que j’observais l’été dernier était réel. J’ai sincèrement cru que le trafic de malade qu’on observait l’été dernier était la nouvelle normalité. Et puis visiblement, une fois que les travaux ont été terminés [sur le pont Pierre-Laporte], le nouveau trafic normal d’après la pandémie n’est pas celui qu’on avait auparavant et c’est ce que les études démontrent. Et donc les données qui reflètent la réalité démontrent qu’un lien autoroutier ne se justifie pas. »

Ça, c’est absolument extraordinaire.

Ce ministre de l’Éducation nous dit l’an dernier : j’ai pas besoin d’études, yenqu’à voir, on voit ben. Et aujourd’hui : ah ben torpinouche, c’était à cause des travaux sur le pont… Hon, excusez…

Il n’avait pas remarqué les travaux sur le pont, j’imagine.

Et maintenant il nous parle d’études et de « données qui reflètent la réalité ».

Comprenez-moi bien : je ne reproche pas au gouvernement Legault d’annuler ce projet. Je ne lui reproche même pas de l’avoir caressé.

Ce qui est insupportable dans toute cette affaire, et ça touche bien des domaines de l’action politique, c’est le refus obstiné pendant deux élections de discuter rationnellement du problème et de la faisabilité de la solution. C’est trop demander d’espérer des politiques publiques fondées sur des données probantes « qui reflètent la réalité » ?

Ce qui est pénible, c’est la politique-jambon. Une version de ce que les Américains appellent le « pork barrel politics » : on nourrit l’électeur avec les fonds publics pour s’assurer de sa fidélité, peu importe la pertinence du projet.

Et la meilleure, c’est de voir M. Drainville jouer les insultés. À la députée Marwah Rizqy qui le piquait très légitimement au sujet du 3e lien, il a crié qu’elle était « démagogue ». Et le voilà qui sort théâtralement du Salon bleu, tout froissé. Cyrano à qui l’on ose parler de son nez.

Démagogie ! Il ose prononcer ce mot alors qu’il en est encore tout dégoulinant, sept mois après avoir promis le plus important projet d’infrastructure du Québec « avec pas d’études » ?

Je comprends que ce soit dur à avaler. On le met devant sa propre recette.

Bon appétit, Monsieur le Ministre.