Avec ce budget, le gouvernement libéral maintient l’illusion du contrôle. Il réagit autant qu’il planifie. Et quand on additionne ses réactions, ça coûte cher.

En campagne électorale, les partis déposent des plateformes et des cadres financiers avec un niveau suspect de détail. Puis une fois au pouvoir, ils réalisent que leurs plans ne fonctionnent pas tout à fait.

Comme ses prédécesseurs, Justin Trudeau a dû s’adapter à un monde imprévisible. Quand Donald Trump avait baissé l’impôt des sociétés, il l’a imité pour éviter les déménagements et ventes d’entreprises. Quand la pandémie a frappé, il a dépensé rapidement pour envoyer des bouées aux citoyens. Cette réactivité était une qualité.

Cette année encore, son argentière Chrystia Freeland a réécrit une partie du plan. Cette fois, c’est en réaction à deux imprévus : ce qui se passe aux États-Unis et ailleurs à l’étranger, et la joute au Parlement.

En réponse à l’Inflation Reduction Act de Washington, Ottawa subventionnera massivement les investissements verts. En novembre dernier, le fédéral craignait que ce programme américain agisse comme un trou noir. Pour inciter les entreprises à développer leurs projets chez nous, de nouveaux crédits d’impôt sont créés – ils coûteront environ 80 milliards d’ici 2034, estime-t-on. Tant mieux, car une somme sans précédent de capital sera requise pour décarboner l’économie.

L’autre réaction relève de la joute politique. À Ottawa, le gouvernement libéral minoritaire a fait des concessions au NPD en échange de son appui. Le pacte contient 27 mesures.

Voilà les trois couches qui se superposent dans le nouveau budget : les engagements électoraux, les réactions à un monde changeant et les concessions à un allié de circonstance.

Si le contexte était imprévisible, la réaction des libéraux n’a pas surpris. Ils ont suivi leur instinct : sortir le chéquier.

Un exemple : face aux tentatives d’ingérence de la Chine, le fédéral crée un Bureau national – un autre – qui surveillera ces manœuvres. Et qui malgré lui servira surtout à faire oublier que l’enquête publique n’a pas encore été déclenchée…

Il y a deux façons d’analyser un budget : à la loupe ou en angle panoramique.

Prises individuellement, des mesures paraissent judicieuses.

Par exemple, contrairement au Québec, le fédéral cible son aide aux gens qui en ont réellement besoin. Les salaires augmentent plus vite que l’inflation, et l’inflation elle-même diminue. La crise du coût de la vie frappe d’abord les gens à faible revenu qui peinent à se loger et à se nourrir. Mme Freeland double le remboursement de TPS, pour cette année seulement. Le NPD est content, l’argent va aux gens réellement dans le besoin et la mesure est temporaire, et donc fiscalement responsable.

Mais qu’elles soient justifiées ou non, ces mesures s’additionnent. Quand on regarde le portrait d’ensemble, les lignes pointent vers le bas et scintillent en rouge.

D’ici cinq ans, ce budget ajoutera près de 42 milliards de dépenses. À la dernière mise à jour économique, en novembre, 51 milliards avaient été inscrits. Et en mars 2022, il y en avait pour 36 milliards.

Mme Freeland soutient que ces dépenses sont nécessaires.

En effet, elles découlent notamment de la bonification du transfert en santé, des frais dentaires et du programme de garderie, qui ne sont pas un luxe.

La ministre juge que le Canada en a les moyens. Le pays affiche la plus faible dette et le plus faible déficit du G7. Après une hausse à court terme, le poids de la dette recommencera à diminuer. Il reste qu’il baisse plus vite que prévu. Ce sera aussi compliqué pour la suite à cause de la croissance économique faiblarde, de la hausse des taux d’intérêt et des nouvelles dépenses annoncées chaque année pour prouver que le gouvernement « est là pour nous ».

Un mot apparaît dans le discours libéral : le « recentrage » des dépenses pour financer les nouvelles mesures. C’est un terme timide. On n’ose pas parler de discipline, de rigueur ou de contrôle.

Pour financer la générosité, Mme Freeland mise à la fois sur une gestion plus efficace et une meilleure justice fiscale.

Pour l’efficacité, les détails manquent. La promesse de récupérer 7,8 milliards ressemble encore à un souhait.

On en sait davantage pour la fiscalité. L’impôt minimal aux particuliers passera de 15 % à 20 % et une taxation minimale sera aussi exigée aux grandes entreprises, selon le mécanisme de l’OCDE.

Sur papier, c’est bien. Mais si la tendance se maintient, le gouvernement récupérera moins qu’espéré de la poche des nantis, et il dépensera plus que prévu.

D’ailleurs, le budget ne contient pas un mot sur le projet de créer un ambitieux régime public pancanadien d’assurance médicaments. Contre toute attente, il songe à devancer l’entrée en vigueur d’une aide pour les soins dentaires des adultes gagnant un faible revenu.

S’ingérer dans les compétences provinciales avec un échéancier serré pour plaire au NPD, ce n’est pas synonyme de gestion prudente.

Vu de Québec, le budget contient du bon et du mauvais. Mesure surprise, Ottawa rembourserait jusqu’à 15 % des coûts de la production d’électricité propre. Et ce, jusqu’en 2034, grâce à un programme normé, donc sans devoir négocier à la pièce. Un cadeau qui pourrait devenir empoisonné si les États-Unis y voient une subvention et poursuivent Hydro-Québec en vertu de notre traité de libre-échange.

Peu de choses sont prévues pour régler les délais inhumains qui empêchent les demandeurs d’asile d’obtenir un permis de travail pour sortir de la précarité.

Cela ne plaira pas au NPD. Son chef Jagmeet Singh se satisfera malgré tout de certaines petites victoires, assez pour ne pas replonger le pays en campagne électorale.

Il reste qu’au prochain budget, l’engrenage se poursuivra. Il restera moins de marge de manœuvre pour financer de nouvelles mesures. Et surtout, pour réagir à la nouvelle crise.