Comment se défendre quand on ne sait pas de quoi on est accusé ?

C’est la situation intenable dans laquelle se trouve Miriam Ikhlef, congédiée en 2021 du service d’urgence 911 malgré de bonnes évaluations.

Pourquoi ? Elle ne le sait pas.

En fait, oui, elle le sait : c’est à cause de son nom « radioactif ».

Son oncle Mourad Ikhlef, un immigrant algérien, a été expulsé du Canada en 2002 en vertu d’un certificat de sécurité. On le soupçonnait d’activités terroristes.

Mais ça, personne ne le lui a dit officiellement. « Raisons de sécurité », sans autre détail.

La jeune femme a un bac en sécurité publique et études policières de l’Université de Montréal. Elle a d’abord postulé à la Sûreté du Québec, mais a échoué à l’attestation de sécurité.

« L’enquêteur me demandait si j’allais à la mosquée (non), pourquoi j’avais choisi le cégep Maisonneuve… »

La question, en apparence anodine, était lourde de sous-entendus. C’est en effet à ce cégep que le douteux Adil Charkaoui a fait ses prêches.

« Je ne l’ai jamais rencontré ! Mon père est musulman, mais je ne suis pas de confession musulmane », dit-elle.

Même si elle avait été pratiquante, aux dernières nouvelles, ce n’est pas censé être un enjeu de sécurité de toute manière…

Après cet échec, elle postule au service 911. L’enquêteur chargé de son dossier note qu’elle est la nièce de Mourad Ikhlef, mais comprend qu’elle n’a rien à voir avec lui. Elle avait 3 ans quand il a quitté le pays et l’a revu quand elle a visité sa famille à Alger vers l’âge de 10 ans, mais sans plus. « Vous comprendrez que c’est un sujet tabou dans la famille », me dit-elle.

Elle passe donc le test de sécurité pour le 911 et commence à y travailler en 2020.

Elle n’a pas renoncé à son rêve pour autant. Elle postule donc au Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). Tout semble bien aller, et puisqu’elle a passé le test au 911, qui relève du SPVM, elle n’est pas inquiète.

PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, COLLABORATION SPÉCIALE

Notre chroniqueur Yves Boisvert discutant avec Miriam Ikhlef

Ce n’est pas le cas : on la refuse. Pire : quand elle se présente au boulot au 911, on la fait venir dans un bureau pour lui lire sa lettre de congédiement.

Pourquoi ?

Sécurité.

Oui, mais encore ?

Le syndicat (SCFP) conteste le congédiement, mais à ce jour, le grief n’a pas été entendu. Une date est fixée à l’automne prochain. Elle est « extrêmement déçue » de la mollesse du syndicat à la défendre.

L’avocat du syndicat, Philippe Dufort, explique que les délais, même pour congédiement, ne sont hélas pas inhabituels.

Entre-temps, la jeune femme s’est adressée à la Cour supérieure. Le juge Michel Pinsonnault a exprimé sa sympathie devant cette décision « nébuleuse » et « surréaliste »… mais l’affaire est de la compétence exclusive de l’arbitre.

Entre-temps, Mme Ikhlef s’est adressée à la Commission d’accès à l’information, pour obtenir le rapport de sécurité à son sujet. Un document de 480 pages et un autre de 31 pages existent. Mais les avocates du SPVM plaident la « sécurité nationale ».

Mourad Ikhlef n’a pas été expulsé pour rien du Canada.

Des rapports des services de renseignement, notamment français, le liaient au réseau terroriste de Fateh Kamel, un autre Algérien établi au Canada et actif dans les années 1990. Kamel a lui-même été condamné pour activités terroristes (il fournissait de faux passeports) en France, et interdit de territoire au Canada depuis.

Ikhlef, lui, était soupçonné d’avoir eu des liens avec Ahmed Ressam, arrêté deux semaines avant l’an 2000 à la frontière américaine avec une voiture bourrée d’explosifs. Il a été condamné à mort par contumace (en son absence) en Algérie, puis a été emprisonné quelques années en attendant un autre procès et a finalement été libéré.

Même s’il a aidé Ressam (ce qu’il a toujours contesté, et que Ressam lui-même a contredit dans un témoignage), jusqu’à quel point sa nièce doit-elle payer pour ça ?

« C’est totalement kafkaïen, dit son avocate Marzia Frascadore. Je suis indignée par l’attitude du service de police. »

Un policier montréalais d’expérience, non autorisé à parler, me dit qu’il est choqué par cette situation. « Comment veux-tu qu’elle se défende ? Elle ne sait même pas ce qu’on lui reproche ! »

La jeune femme ne se décourage pas. Elle a un autre emploi dans le domaine de la sécurité. Mais elle veut être policière. « Je me suis donnée corps et âme dans mon emploi, et je suis congédiée sans qu’on m’explique pourquoi. J’ai eu beaucoup d’appuis, mais des collègues m’ont barrée sur les réseaux sociaux, ils ont peur d’être associés à moi, c’est comme si j’étais devenue radioactive. »

Mon père a quitté l’Algérie à 18 ans à cause de la guerre, et il a marié une Québécoise, qui est devenue ma mère. C’est des gens honnêtes. C’est humiliant. J’ai vu ma mère pleurer quand on a parlé de secret d’État.

Miriam Ikhlef

Ça fera bientôt deux ans, et à ce jour, le SPVM ne répond que par un silence et un barrage juridique total.

Me semble que quand on se fait traiter entre les lignes d’accointances terroristes, la moindre des choses serait de se faire donner quelques détails…

Ça, bien sûr, c’est s’il y a autre chose que le vieux dossier de presse et de cour de l’oncle expulsé…