À dire sur le ton de votre oncle né en 1950 qui se vantait d’avoir assisté au festival de Woodstock : J’étais là à la naissance de l’internet, moi, monsieur !

Enfin, je n’ai pas assisté à la naissance de l’internet (1983), mais à son émergence (dans les années 1990). Petit à petit, l’internet s’est incrusté dans nos vies.

Je me souviens du bruit du modem téléphonique qui nous reliait au World Wide Web. Je me souviens des magazines qu’on vendait en épicerie pour nous orienter vers les meilleurs sites. Netscape, AOL, La Toile du Québec. Je me souviens d’AltaVista, puissant « moteur de recherche ». De kick72@hotmail.com, ma première adresse de courrier électronique.

Je me souviens de notre naïveté collective, aussi. L’avenir serait communautaire grâce à la démocratisation inévitable qu’apporterait ce réseau décentralisé où la volonté corporatiste ne pourrait pas s’enraciner, c’était antinomique.

L’avenir serait intelligent, aussi, je dirais même qu’il était vu comme fatalement plus intelligent que notre fin de XXe siècle : la connerie ne pourrait pas survivre à toute cette connaissance qui s’accumulait, là, au bout de nos claviers d’ordinateurs Dell.

Autour de 1997, on se demandait vraiment comment la bêtise pourrait survivre à tant d’humains capables de suivre des cours à Harvard ou à la Sorbonne, de consulter à distance les œuvres de la Bibliothèque du Congrès et de vérifier des informations en temps réel dans les meilleurs médias du monde…

Ceux qui osaient prédire que le XXIe siècle numérique ne serait pas forcément un idéal de connaissances se faisaient rabrouer : La technologie est neutre !

Bien sûr, la technologie est neutre. Bien sûr, c’est l’usage qu’on fait de la technologie qui détermine si elle est néfaste ou bénéfique.

Mais quand même, l’époque était résolument optimiste : l’internet allait libérer l’Homme de mille façons. En fait, par osmose historique, nous avions devant l’internet le même optimisme que devant la chute de l’Empire soviétique…

Oui, l’internet a été une avancée formidable : une des grandes inventions de l’humanité. Mais l’internet est aussi un gigantesque incubateur de bêtise qui la dissémine, la bêtise, à très, très haute vitesse.

Mon anecdote préférée sur le pouvoir d’abêtissement de l’internet touche la Société de la Terre plate : les abonnés de son bulletin (envoyé par la poste) étaient peu nombreux (3500) en 1997, quand un incendie a fait disparaître la liste des abonnés de cette Flat Earth Society…

On pensait que c’en était fait de cette idée fausse d’une Terre plate.

On avait tort : l’internet l’a ressuscitée1 de manière flamboyante, permettant de la diffuser au plus grand nombre, recrutant plus d’adeptes que jamais.

Autre manifestation du côté néfaste de l’internet : on sort d’une pandémie où des réalités parallèles faites de faussetés érigées en vérité ont radicalisé des millions de personnes qui croient que tout, tout le temps, partout, n’est que mensonge institutionnalisé par les merdias et le Deep State…

Et que la « vérité » sortira lors d’un procès Nuremberg 2.0 où les gens comme moi seront jugés et pendus.

Ça, cette propagation numérique de faits alternatifs, je vous jure qu’à la fin des années 1990, ce n’était pas dominant sur le radar des penseurs de l’internet de « demain ».

Là, nous sommes dans l’après-demain de l’an 2000 numérique et, oh boy, le grand combat pour l’imaginaire est celui du vrai et du faux…

Comment distinguer l’un de l’autre ?

C’est de moins en moins affaire de technologie et de plus en plus affaire de foi. L’accès à toute la connaissance du monde n’a pas stoppé la progression de la bêtise, c’est même le contraire.

Nous voici en 2023 à l’orée d’une autre ère, celle de l’intelligence artificielle. C’est vaste, l’IA, bien sûr. Mais je nous sens à peine plus vigilants face aux côtés sombres de l’IA que nous l’étions face aux côtés sombres du web naissant, en 1993.

Tout le monde rigole avec ChatGPT, cet algorithme qui peut écrire une chanson à la façon des Rolling Stones, pondre une dissertation sur le mystère des pyramides ou écrire une chronique à la manière de Denise Bombardier.

On rit des ratés de ChatGPT, mais je lis ce que pond le robot et, c’est drôle, j’entends le bruit de mon premier modem… Tout se peaufine.

L’intelligence artificielle peut aujourd’hui créer des vidéos « deep fake », des hypertrucages qui font dire à quelqu’un des choses qu’il n’a jamais dites, qui font faire à quelqu’un des choses qu’il n’a jamais faites… Un film porno, par exemple.

Prenez l’animateur de la balado la plus populaire de la planète, Joe Rogan. Il aurait reçu Justin Trudeau à The Joe Rogan Experience2… Cette entrevue existe, mais elle n’a jamais eu lieu. Elle a été créée de toutes pièces. Le résultat des hypertrucages est imparfait, mais pour l’oreille, c’est bluffant.

Le résultat, c’est sûr, sera parfait dans 5, 10 ou 15 ans.

Imaginez une pandémie avec une vidéo d’Horacio Arruda ou Anthony Fauci qui disent des choses qu’ils n’ont pas dites sur le virus. Imaginez ce que vous voulez, l’IA fera du vrai avec du faux.

Dans 5, 10 ou 15 ans, je ne sais pas si le vrai sera dissociable du faux, surtout quand on sait que des millions de gens préfèrent du faux rassurant à du vrai décoiffant.

De l’intelligence artificielle à la réalité artificielle, fatalement, il n’y a qu’un pas.

1. Lisez le texte « How the Internet Made Us Believe in a Flat Earth » (en anglais) 2. Lisez l’article des Décrypteurs de Radio-Canada