L’argent n’achète pas tout, mais ça aide.

Longtemps, Robert Miller a acheté des relations sexuelles avec des jeunes femmes et, d’après le reportage-choc d’Enquête, des mineures.

Puis, quand il a eu des ennuis avec la police, il a acheté sa sortie judiciaire sans accusation.

J’en entends depuis jeudi soir sauter aux conclusions de corruption. A-t-il payé la police ? A-t-il payé les procureurs de l’État ?

Mais non, voyons. Ce n’est pas comme ça que ces choses se font. Enfin, rien ne le suggère. Dans cette affaire, les enquêteurs étaient des policiers chevronnés, ayant une excellente réputation, authentiquement frustrés de voir que leur cible n’avait jamais été accusée. La procureure chargée du dossier, plus tard nommée juge, jouissait elle aussi d’une excellente réputation. Aucun d’entre eux n’aurait été partie à un acte criminel de corruption ou d’entrave à la justice.

Pourquoi alors n’y a-t-il pas eu d’accusation criminelle contre Robert Miller ?

Avoir des relations sexuelles avec des mineures contre rémunération, c’est de la prostitution juvénile, et d’après le Code criminel, c’est une agression sexuelle. Les témoignages entendus dans le reportage d’Enquête sont ceux de femmes qui étaient mineures quand elles ont eu des rapports sexuels avec Miller.

Pourquoi alors n’y a-t-il jamais eu la moindre accusation ? Les policiers de l’époque disent que les procureurs ont été trop frileux. La procureure dit que la preuve n’aurait pas tenu la route en cour.

Un témoignage à la caméra n’est pas un témoignage à la cour. Il n’est pas contredit. Il n’est pas comparé à d’autres versions données par le même témoin.

Or, même selon le reportage, les jeunes femmes ont été pour la plupart très réticentes, pour ne pas dire totalement réfractaires, à collaborer avec la police. Si bien qu’à la fin, le dossier de police a été jugé trop mince. Il ne comportait pas aux yeux des procureurs une perspective raisonnable de condamnation – ce qui est la norme avant d’accuser quelqu’un.

Si je parle d’argent, ce n’est pas pour insinuer de la corruption. C’est beaucoup plus subtil que ça. En fait non, pardon, ce n’est pas subtil du tout. C’est d’arrosage massif et légal que je parle.

L’argent intervient avant le processus judiciaire. L’argent sert à neutraliser l’action de la police.

Exemple numéro 1 : des jeunes femmes ont déclaré avoir été convoquées au poste de police, accompagnées d’un avocat qu’elles ne payaient pas. Elles allaient nier les allégations, dire qu’elles étaient majeures, bref, contredire la thèse de la police – et des enquêteurs privés qui avaient alerté la police.

Devinez qui payait l’avocat ?

La version généreuse : si Miller payait l’avocat, c’était seulement la continuation d’une relation de « sugar daddy » pour ses « amies » qui étaient inquiètes d’être convoquées au poste.

La version pour adultes : c’était aussi une fameuse manière de contrôler ce qu’elles diraient.

Exemple numéro 2, meilleur encore : les enquêteurs privés John Westlake et André Savard, qui ont découvert les pratiques de Miller (ils avaient été embauchés par son ex-femme), disent s’être fait offrir chacun 300 000 $ pour « acheter » leur rapport d’enquête, leurs preuves et, finalement, se taire.

Qui leur a offert cette somme ? Deux responsables de la sécurité de Miller. Deux hommes, comme eux, ex-enquêteurs de la police de Montréal. D’ex-collègues qui couraient après les mêmes bandits !

À moins d’être des idiots, ces ex-flics n’auraient jamais offert l’argent de Miller à des policiers en exercice. Ç’aurait été un acte criminel.

Mais acheter un rapport… C’est ambigu.

Westlake et Savard ont refusé net.

Dans le reportage, une des victimes raconte s’être fait traiter « comme une merde » par les enquêteurs de la police. Ceux-ci, dit-elle, lui ont fait valoir que si elle avait aidé à recruter des filles pour Miller, elle était complice d’un acte criminel. Une manière classique de faire pression sur un témoin récalcitrant : t’es mieux de collaborer, parce qu’on a de la preuve contre toi…

On ne sait pas comment ça s’est passé exactement ni jusqu’où cette jeune femme était prête à collaborer. Ce qu’on sait, c’est qu’elle s’est sentie comme une merde.

Mais les gens de la sécurité de Miller n’auraient pas fait leur travail s’ils n’avaient pas « informé » les jeunes femmes susceptibles de témoigner contre leur boss des risques d’une collaboration avec la justice. Recruter des amies mineures pour du sexe avec un homme d’affaires, c’est effectivement un crime…

Il y a des manières de faire comprendre ces choses-là sans même crier.

Ajoutez à cela toute la manipulation affective et financière qui est à la base même de ces pratiques, et vous avez des témoins mêlées, hésitantes, hostiles, apeurées devant des enquêteurs de police.

Des avocats intelligents (et bien payés), par ailleurs, n’attendent pas en se tournant les pouces le dépôt d’accusations, comme on attend les numéros gagnants d’un tirage. Ils sont « proactifs ».

Ils vont plaider préventivement la faiblesse de la cause de la police au bureau du procureur, en soulignent tous les écueils, montrent la détermination du client à se battre jusqu’au bout.

J’étais encore reporter au palais de justice, il y a plus de 20 ans, quand Miller avait embauché les meilleurs avocats de Montréal pour combattre une perquisition dans les bureaux de Future Electronics, pour une enquête fiscale du FBI. Il s’est rendu en Cour suprême et a fait annuler la saisie. L’enquête a foiré.

C’est comme ça, mesdames et messieurs, qu’on achète la « déjudiciarisation » de ses affaires en ce pays, quand on en a les moyens. Pas par des pots-de-vin. Mais non. En toute superbe légalité.

Est-ce à dire que, quand on est suffisamment riche, on est au-dessus des lois ? Disons plutôt qu’elles vous atteignent avec infiniment plus de douceur.

Est-ce à dire qu’il n’y a rien à faire pour la justice ? Non. Au contraire, il y a beaucoup à faire. Trop, parfois, pour en venir à bout. Alors l’affaire est abandonnée.

Puis tout d’un coup, quand le suspect se croyait à l’abri de la justice, tout le passé refoulé remonte comme un reflux d’égout.

Tout était réglé, payé, scellé, blanchi.

Et, surgi de nulle part, un tout petit témoin vient faire s’écrouler l’empire d’un tout-puissant.

À la fin, oui, il suffit d’un témoin. Comme la proverbiale brindille de paille de trop, celle qui casse le dos du chameau invincible.