Le milliardaire montréalais Robert Miller avait recours à des services de prostitution juvénile dans la deuxième moitié des années 2000 et la preuve était amplement suffisante pour l’accuser au criminel, assurent à La Presse deux enquêteurs qui ont passé des mois à documenter ses faits et gestes. Plusieurs intervenants proches du dossier soulignent combien les autorités étaient alors sous pression face au bataillon d’avocats mobilisé par l’homme d’affaires, qui n’a jamais été arrêté et maintient son innocence.

Robert Miller a quitté la présidence de Future Electronics vendredi, dans la foulée d’un reportage de Radio-Canada. L’émission Enquête a recueilli les témoignages d’une dizaine de femmes qui disent avoir eu des relations sexuelles contre de l’argent avec lui entre 1994 et 2006. Six d’entre elles auraient affirmé qu’elles étaient mineures au moment des faits.

Dans un communiqué, Future Electronics affirme que M. Miller quitte ses fonctions pour se concentrer sur ses problèmes de santé et « consacrer son attention aux démarches judiciaires reliées aux allégations faites par Radio-Canada ».

« M. Miller nie avec fermeté et véhémence les allégations malicieuses faites contre lui et confirme qu’elles sont fausses et complètement non fondées et qu’elles ont été soulevées à la suite d’un divorce acrimonieux. Elles sont maintenant répétées pour un gain financier », poursuit le communiqué.

L’entreprise affirme aussi qu’une enquête policière a été menée et que les autorités ont jugé les allégations non fondées.

« On se demandait tout le temps : “Et si c’était ma fille ?” »

Ce n’est pas l’avis d’André Savard, ancien enquêteur aux homicides de la police de Montréal. Il était à la retraite en 2006 lorsqu’il a été embauché comme détective privé pour faire la lumière sur la vie cachée du milliardaire. La commande venait de l’ex-femme de l’homme d’affaires. Savard faisait partie d’une équipe d’une demi-douzaine de policiers à la retraite réunis sous la gouverne de son ancien partenaire, John Westlake.

Pendant des semaines, ils ont pris en filature l’homme d’affaires, ses employés, les jeunes filles qui lui rendaient visite. Ils ont placé des caméras près de ses lieux de rencontre. Ils ont questionné plusieurs personnes.

« On voyait les filles sortir avec des cadeaux. Il y avait des filles contrôlées par des gangs de rue », se souvient-il en entrevue.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

André Savard, détective qui a enquêté sur Robert Miller

« On se demandait tout le temps : “Et si c’était ma fille ?” », raconte-t-il.

S’il avait été encore policier à ce moment, aurait-il arrêté le milliardaire ? « Sans aucun doute ! », assure André Savard.

« Dans notre temps, on l’aurait arrêté et on aurait trouvé un procureur vite pour porter des accusations », affirme le retraité en entrevue avec La Presse. « Surtout quand on parle de jeunes filles. Tu ruines des vies ! », déplore-t-il.

« Nous avons fait du bon vieux travail de police : frapper aux portes, suivre les filles et leurs pimps quand elles partaient, jusqu’à leur maison », raconte son ami John Westlake, lui aussi un enquêteur des homicides devenu détective privé, qui se dit convaincu que la preuve était accablante.

Savard et Westlake ont remis la preuve qu’ils avaient amassée à des enquêteurs du Service de police de la Ville de Montréal (SPVM). Le corps policier a confirmé vendredi avoir mené une enquête entre 2008 et 2009, puis avoir soumis la preuve au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP).

Le rôle du DPCP

Selon nos informations, de nombreux témoignages avaient été recueillis. Mais selon plusieurs sources judiciaires, les procureurs du DPCP ont jugé que les témoignages qu’ils avaient en main n’étaient pas assez forts pour gagner un procès, notamment en raison de certaines contradictions entre différentes versions et de la réticence de certaines victimes à témoigner en cour.

La Couronne a refusé d’accuser. Ce n’était pas à cause de la police. Les policiers qu’on a rencontrés, ils auraient accusé s’ils avaient pu.

André Savard, détective qui a enquêté sur Robert Miller

À une autre époque, se souvient-il, il a travaillé avec des procureurs prêts à aller au combat dans les situations les plus difficiles. Il sort une photo et montre les légendes du palais de justice avec qui il a fait envoyer en prison d’innombrables criminels : France Charbonneau, Yves Berthiaume, Lori Renée Weitzman, Annick Murphy, Stella Gabbino, Hélène Morin. « C’était du monde avec une motivation hors de l’ordinaire », dit-il.

Aujourd’hui, la réalité des procureurs de la Couronne est différente, observe-t-il. Il semble être plus difficile d’obtenir le dépôt d’accusations criminelles et une condamnation qu’autrefois. « C’est tellement un autre monde », dit-il.

John Westlake est plus sévère. « Les procureurs n’ont définitivement pas fait une bonne job. Mais pourquoi les policiers ont-ils traité les filles comme des criminelles ? », demande-t-il, en référence à certains témoignages diffusés par Radio-Canada.

« Un dream team à la O. J. Simpson »

L’argent était un enjeu omniprésent dans la traque de Robert Miller. André Savard et John Westlake ont raconté à Radio-Canada qu’un autre ancien policier de Montréal, Stephen Roberts, leur a offert 300 000 $ chacun pour qu’ils laissent tomber cette affaire.

« Ça aurait été bon, pour moi, 300 000 $. J’aurais eu un plus beau condo », dit André Savard en montrant à La Presse le logement qu’il habite avec sa femme. « Je n’aurais pas eu de petits problèmes de paiement comme parfois. Mais qu’est-ce que mon fils aurait pensé de moi ? Tu passes ta vie à ramasser des croches et tu te fais offrir de devenir croche comme eux autres ! »

C’était une insulte personnelle pour moi et André [Savard] de nous faire approcher comme ça.

John Westlake, enquêteur devenu détective privé, au sujet de l’offre de 300 000 $

Par la bouche de son avocat Julio Peris, Stephen Roberts a nié vigoureusement ces allégations « fausses et non fondées ». Ses avocats disent préparer « une action de poursuites judiciaires en dommages-intérêts » en lien avec ces « fausses allégations ».

D’autres sources proches du dossier, tant parmi les avocats que parmi les anciens enquêteurs, ont évoqué l’ampleur des moyens de Robert Miller, qui avait embauché « un dream team à la O.J. Simpson » regroupant une dizaine des meilleurs avocats en ville. Ceux-ci se présentaient au bureau des policiers, accostaient les procureurs de la Couronne au palais de justice et les suivaient jusqu’aux toilettes pour faire pression sur eux et les convaincre de ne pas porter d’accusations. Des discussions auraient même eu lieu entre la police et le DPCP sur la possibilité de porter plainte contre des membres du Barreau qui dépassaient les bornes, selon une source ayant été informée des débats internes à la Couronne.

« Il y avait tellement de pression », se souvient un témoin de l’époque qui a demandé de ne pas être identifié.

« Miller, avec tous ses avocats, a mis beaucoup de pression », confirme John Westlake.

Un mystérieux avocat

Dans son reportage diffusé cette semaine, Radio-Canada évoque aussi un avocat de Robert Miller qui aurait été présent lors de certaines rencontres de plaignantes avec les policiers du SPVM. Deux sources issues du monde judiciaire et policier consultées par La Presse ont offert une explication à ce sujet. Cet avocat ne représentait pas officiellement le milliardaire, selon nos informations. C’est bien M. Miller qui l’aurait payé en sous-main, mais officiellement, il était présent à titre de représentant des victimes, ce qui lui donnait le droit d’assister aux rencontres.

« Si un suspect demande d’avoir son avocat présent lorsque les policiers rencontrent une plaignante, ce ne sera pas accepté. Ça ne se fait pas. Jamais, jamais, jamais », assure l’inspecteur David Shane, porte-parole du SPVM.

L’inspecteur dit ne pas pouvoir commenter un dossier précis, mais affirme qu’en vertu de leur code de déontologie, les policiers ne peuvent pas conseiller à une personne de changer d’avocat.

Le DPCP a invité vendredi « toute personne, victime ou témoin, qui aurait des informations sur les faits relatés à l’émission Enquête […] » à contacter le SPVM.

« Si de nouveaux éléments sont soumis au SPVM, le DPCP collaborera avec les enquêteurs et pourra réviser le dossier », précise l’organisme.

« Chaque signalement est pris en charge rapidement et chaque information est vérifiée. De nouveaux faits peuvent permettre la réouverture d’une enquête », a ajouté le SPVM dans un communiqué.

John Westlake dit espérer que la police de Montréal rouvrira l’enquête. Il connaît bien Fady Dagher, le nouveau directeur de l’organisation.

« J’espère que ça n’en restera pas là. Le nouveau chef de police, j’ai travaillé avec lui aux stupéfiants. C’est un bon gars. On verra comment il va réagir. »

Avec la collaboration d’Yves Boisvert et de Daniel Renaud, La Presse