Il était 4 h du matin. Jawed Haqmal, ancien interprète pour l’armée canadienne en Afghanistan qui attend depuis 15 mois de pouvoir reconstruire sa vie au Canada, regardait ses filles dormir. Lui, il n’arrivait pas à fermer l’œil. Alors il s’est mis à écrire.

Marwa, sa fille aînée de 11 ans, était prise de quintes de toux, qui la réveillaient chaque fois.

« Papa, quand est-ce que tu m’emmènes chez le docteur ? Quand est-ce que tu m’achètes un manteau d’hiver ? »

Le père ne savait plus quoi répondre à sa fille en pleurs.

« S’il te plaît, dors maintenant. Nous aurons du soulagement bientôt. »

« Bientôt », c’est quand ? Jawed n’en sait rien. Ce mot auquel il s’accroche a un goût bien amer.

Sa vie et ses rêves sont en suspens en Allemagne. Il attend des nouvelles de l’immigration canadienne qui ne viennent pas. « Bientôt », lui promet-on depuis près d’un an et demi. Dans l’intervalle, il a dû braver bien des tempêtes.

« Je regarde mes enfants, je pense à leur avenir sombre et inconnu, et les larmes coulent sur mon visage. J’ai l’impression que nous avons été sauvés physiquement, mais détruits émotionnellement par une bureaucratie qui ne semble pas se soucier de nous », écrit-il dans une lettre crève-cœur envoyée à ma collègue Michèle Ouimet et à quelques autres journalistes, dont le Globe and Mail a publié de longs extraits il y a quelques jours1.

J’ai joint Jawed au téléphone. Au bout du fil, la voix d’un homme brisé, en proie au désespoir. À la veille de Noël, il n’a pas le cœur à la fête.

« Je suis entre deux mondes… », répète l’ancien interprète. « Que l’on me donne juste une réponse ! Bientôt… Enfin, le plus vite possible. »

En travaillant comme interprète pour l’armée canadienne en Afghanistan de 2009 à 2012, Jawed a risqué sa vie pour le Canada. « Cela m’exposait indéniablement à des risques élevés. Les talibans considèrent que je suis les yeux et les oreilles des Canadiens et des forces de la coalition parce que je les ai aidés. »

Jérémie Verville, ancien combattant des Forces armées canadiennes qui a pu compter sur Jawed à Kandahar, confirme que l’aide des interprètes était aussi cruciale que risquée. « Les interprètes vivent les mêmes risques que nous. Ils portaient notre uniforme. […] Sans eux, je n’aurais pas pu faire ma job. »

Le travail de l’interprète n’est pas tant de traduire ce que les gens disent que ce qu’ils ne disent pas et qui est souvent plus important, souligne-t-il. « Ce que Jawed a fait pour nous… Je ne peux pas dire ce qui serait arrivé sans lui. Je ne le sais pas. Mais je peux dire qu’il a été d’une utilité essentielle. »

Aujourd’hui, l’ex-militaire qui habite Québec soutient Jawed dans ses démarches pour s’installer au Canada dans l’espoir de faire bouger les choses.

Après avoir collaboré avec l’armée canadienne, Jawed espérait que le gouvernement canadien puisse à son tour l’aider à fuir l’Afghanistan pour reconstruire sa vie au pays, comme il l’a fait pour d’autres interprètes afghans. Ce rêve semblait à portée de main quand on lui a dit, un soir de juin 2021, que sa demande avait été acceptée par le Canada. Il devait quitter Kandahar pour Kaboul afin de se rapprocher de l’aéroport international. Objectif : s’embarquer avec sa famille vers une nouvelle vie plus paisible.

PHOTO FOURNIE PAR JAWED HAQMAL

Jawed Haqmal et l’un de ses enfants

Grâce au soutien du bureau du député libéral ontarien Marcus Powlowski et à un journaliste du Globe and Mail qui aidait des interprètes afghans ayant collaboré avec des médias canadiens, Jawed et sa famille ont eu la chance de fuir de justesse l’enfer des talibans en août 2021.

Mais les voilà plongés dans un purgatoire dont il ne voit plus la sortie.

« Le rêve s’évanouit », me dit-il.

Sa fuite fut pour le moins rocambolesque. Après avoir quitté l’Afghanistan, l’ancien interprète s’est retrouvé coincé en Ukraine, forcé de fuir à pied Kyiv sous les bombes avec sa femme enceinte, leurs quatre enfants et six membres de leur famille. De peine et de misère, ils se sont rendus en Pologne puis en Allemagne, où les services d’accueil étaient débordés par l’afflux de réfugiés ukrainiens. « Il n’y avait plus de place dans les camps de réfugiés. C’était plein partout. Alors nous avons dû nous débrouiller durant une dizaine de jours pour dormir sous une tente. »

Laissé en plan par le gouvernement canadien, Jawed a tenté d’obtenir l’asile en Allemagne. Mais comme il a déjà un dossier en traitement au Canada, sa demande a été refusée. Il se retrouve donc « entre deux mondes », sans autre filet social que la charité.

En attendant une réponse du gouvernement canadien, Jawed habite avec sa famille à 300 km de Berlin dans une maison louée pour lui par un Canadien qui a été touché par un reportage sur son histoire, m’explique-t-il. S’il n’a que de la gratitude pour tous les « anges » croisés sur son chemin sans qui il n’aurait pu tenir jusque-là, il aimerait pouvoir voler de ses propres ailes, sans avoir à dépendre de la charité.

« Je veux juste qu’on me sorte de ces limbes. C’est pénible. Je n’en peux plus… Mes enfants ne peuvent pas poursuivre leurs études. Je ne peux pas travailler. Je suis coincé. »

Le député fédéral Marcus Powlowski partage son exaspération. Dès décembre 2020, soit huit mois avant la chute de Kaboul, il était de ceux qui avaient alerté le cabinet du ministre de l’Immigration quant à l’urgence de venir en aide aux interprètes afghans.

« Jawed était l’un des premiers sur notre liste. Nous avons suivi son parcours de Kandahar à Kaboul puis en Ukraine et en Allemagne. Nous avons dû envoyer bien au-delà de 100 courriels concernant le suivi de son dossier. Et c’est extrêmement frustrant qu’il ne soit toujours pas au Canada. »

Comment expliquer ces délais ?

Même avec un formulaire de consentement signé par le principal intéressé autorisant la divulgation des informations à son dossier, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) est avare de commentaires. « Pour des raisons de sûreté et de sécurité, nous ne pouvons pas discuter des cas afghans, même avec le consentement », m’a répondu par courriel un porte-parole d’IRCC.

Tout en étant bien conscient qu’il peut y avoir des enjeux de confidentialité et de sécurité, le député Marcus Powlowski trouve cette opacité excessive et contre-productive. « Ce serait certainement bien s’il y avait un peu plus de transparence de la part d’IRCC dans des cas comme celui-là. Si on comprenait quel est le problème, ce serait plus facile. »

Pour Jawed qui rêve de pouvoir passer de la survie à la vie, l’attente est intenable. « Physiquement, nous sommes sains et saufs en Allemagne. Mais mentalement, personne ne peut deviner ce qui se passe dans notre tête. »

Quand on lui a fait miroiter l’espoir d’un avenir au Canada, Jawed s’est rendu au bazar à Kaboul afin d’acheter des pantalons pour ses filles et lui, raconte-t-il. Il avait entendu dire que c’était la façon « normale » de s’habiller au pays. Il voulait être prêt pour sa nouvelle vie.

C’était peu de temps avant la chute de Kaboul, en août 2021. Près d’un an et demi plus tard, les pantalons neufs sont encore intacts. Vous pourriez les porter dès maintenant, a déjà suggéré le père à ses filles. « Non, papa ! Nous porterons nos habits neufs au Canada. »

J’ai demandé à Jawed s’il avait, malgré tout, encore de l’espoir. Pour les pantalons neufs, mais surtout pour la vie libre toute neuve qu’il aimerait pour ses enfants.

Un long soupir a précédé sa réponse. « Oui, j’ai encore espoir qu’un jour les choses vont changer. De la même façon qu’on a survécu physiquement, peut-être qu’un jour, on pourra survivre mentalement aussi… »

Il a répété ces mots comme pour s’en convaincre : « J’ai encore de l’espoir. »

Son plus grand rêve serait que ses filles deviennent docteures et puissent un jour prendre soin des femmes et des filles afghanes, plus malmenées que jamais alors que les talibans viennent de leur interdire l’accès à léducation, dès lécole primaire.

Déjà, quand il a entendu les talibans annoncer mardi que les universités afghanes étaient désormais interdites aux filles, il s’est fait une nouvelle promesse : il fera tout pour que ses filles puissent aller à l’université. Quitte à se priver de manger s’il le faut. « Je n’abandonnerai pas », m’a-t-il écrit mercredi matin.

Le député Marcus Powlowski garde aussi espoir de pouvoir accueillir un jour Jawed et sa famille au Canada. « Je serais vraiment, vraiment heureux s’il finissait par venir s’installer à Thunder Bay, dans ma circonscription ! Ce serait l’endroit parfait pour lui. »

« Cette histoire fera un bon film, un jour… », lance-t-il.

Ce ne sera peut-être pas un film de Noël. Mais un film bouleversant qui, espérons-le, finira bien. Avec un père afghan au regard embué devant ses filles portant des pantalons tout neufs, désormais un peu trop courts pour elles.

1. Lisez la lettre publiée dans le Globe and Mail (en anglais)

« Nous comprenons le sentiment de frustration »

Appelé à commenter la lettre de Jawed Haqmal, IRCC a dit ne pas être en mesure de fournir des informations sur des cas spécifiques, invoquant des raisons de confidentialité et de sécurité.

On précise que le Canada « demeure déterminé à poursuivre son engagement visant à accueillir au moins 40 000 réfugiés afghans vulnérables d’ici la fin de 2023 » dans le cadre d’un des programmes d’accueil « les plus importants au monde ». À ce jour, 26 735 réfugiés afghans sont arrivés au pays.

« Nous comprenons le sentiment de frustration qu’éprouvent les demandeurs en ces moments difficiles. IRCC est au courant des cas complexes de citoyens afghans qui cherchent à se réinstaller au Canada. Le Ministère a simplifié le processus de demande pour les demandeurs de l’Afghanistan et traite ces cas le plus rapidement possible. Mais il faut savoir qu’une évaluation complète de l’admissibilité – y compris un contrôle de sécurité – doit être effectuée avant qu’une décision finale puisse être rendue relativement à une demande. Certains cas sont complexes et l’étape du contrôle peut prendre plus de temps pour garantir une évaluation rigoureuse. »