Alors que Mélanie Joly expliquait la nouvelle stratégie du Canada pour l’Indo-Pacifique dans les bureaux de La Presse, quelques jours avant de la dévoiler publiquement à Vancouver, je n’ai pas pu empêcher une partie de mon cerveau de s’envoler ailleurs. Au Kazakhstan, un soir d’avril 2002.

J’étais à Astana, la capitale de ce pays d’Asie centrale, dans un restaurant nommé Les routes de la soie. Ou Jibek Joly, dans la langue locale. Et ce restaurant, qui servait des grillades de mouton et des bols de nouilles, appelés laghmans, était rempli d’entrepreneurs turcs. Ils y étaient pour faire des affaires dans ce pays turcophone qui, pendant la période soviétique, leur avait paru si loin, même s’il était dans leur arrière-cour.

« En Turquie, on a tellement regardé vers l’ouest, on veut tellement être européen, qu’on a oublié pendant des années que les trois quarts de notre pays sont en Asie. On commence à peine à comprendre qu’on a laissé beaucoup d’occasions passer. Moi, on ne m’y reprendra plus », m’avait dit — en substance — un constructeur de routes (en asphalte, pas en soie) en mangeant une soupe un peu fade.

C’est vrai que depuis sa création en 1923, la Turquie moderne d’Atatürk avait consacré beaucoup d’efforts à sa relation avec l’Occident, rejoignant l’OTAN en 1952 et courtisant l’Union européenne. Cette Turquie kémaliste qui se voulait européenne et laïque oubliait trop souvent son flanc droit, son flanc oriental.

Mais tout ça a changé avec l’arrivée au pouvoir en 2003 de Recep Tayyip Erdoğan et de son parti conservateur à saveur islamique. Tout à coup, l’Orient n’était plus tabou. Le grand monde musulman non plus. Ils redevenaient une partie intégrante de l’identité turque. Avec la fin de la guerre froide s’ouvrait un magnifique terrain de jeu à la fois commercial et diplomatique pour ce pays à l’économie stagnante.

PHOTO ADEM ALTAN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le président de la Turquie, Recep Tayyip Erdoğan

Et cet élargissement de la politique étrangère turque a été accompagné d’un boom économique sans précédent.

En 10 ans, les exportations du pays, le produit intérieur brut et le tourisme ont triplé.

Même s’il est difficile d’évaluer le rôle exact qu’a joué la politique étrangère dans ces embellies, les Turcs, eux, étaient plus que convaincus de son utilité. En 2011, lors d’un de mes reportages dans la métropole turque, le ministre des Affaires étrangères, Ahmet Davutoğlu, concurrençait en popularité son patron, Erdoğan.

Tout ça s’est passablement gâté depuis avec le début de la guerre en Syrie et la dérive autoritaire du même Erdoğan, mais la Turquie n’a plus jamais gardé l’Asie dans son angle mort.

Quel rapport avec Mélanie Joly et sa nouvelle stratégie dans l’Indo-Pacifique ? Longtemps, le Canada a souffert de cécité partielle à l’égard de sa côte ouest. Comme la Turquie, nous avons concentré nos efforts diplomatiques et commerciaux vers les États-Unis et l’Europe. Nous avons fait de nos relations transatlantiques une priorité. Nous nous sommes aussi souciés de notre rôle dans l’Arctique, région chamboulée par les changements climatiques et les tensions géopolitiques.

Et le Pacifique ? Et l’Asie ? Le Canada y est présent de manière quelque peu « sporadique et éphémère », selon Jeff Nankivell, président de la Fondation Asie-Pacifique du Canada. Ou, pour reprendre les mots de la ministre des Affaires étrangères elle-même, « nous n’y sommes pas un partenaire fiable ».

L’élection de Donald Trump en 2016 et l’affaiblissement de la relation canado-américaine qui en a découlé nous ont secoué les puces. Au même moment, l’Union européenne vivait une période trouble dans la foulée de la crise des migrants de 2015. Nos vieilles alliances ne suffisent plus.

À l’ère de la diversification comme gage de stabilité, il est plus que temps de renforcer les bases du trépied de nos relations internationales. Et de soigner en particulier la patte pacifique de ce trépied, posée sur la région du monde dont la croissance est la plus rapide économiquement et démographiquement.

Le titan du coin, la Chine, ne cesse de gagner en influence et en férocité, trop souvent au détriment du Canada.

Dans cette région minée à laquelle le Canada appartient inexorablement, nous avons plus que jamais besoin d’amis. « Il n’y a pas de raison que nous ne soyons pas aussi près du Japon et de la Corée du Sud que de l’Allemagne, de la France et de la Grande-Bretagne », a lancé Mme Joly lors de la rencontre éditoriale à La Presse. Certes.

Pour en arriver là, le gouvernement fédéral a décidé de mettre les bouchées doubles et compte investir 2,3 milliards sur cinq ans pour renforcer le rôle du Canada dans la région de l’Indo-Pacifique. Ça ne doit être que le début.

Cet élargissement de notre politique étrangère ne doit pas rester qu’un projet d’Ottawa. Il doit aussi percoler dans la société civile, dans nos systèmes d’éducation et dans notre propre perception de nous-mêmes. Nous ne pouvons plus ignorer qu’un Canadien sur cinq a des liens familiaux en Asie. Nous ne pouvons plus oublier que 27 000 km de nos côtes trempent dans les eaux pas très pacifiques du Pacifique.

Parlez-en aux Turcs : se débarrasser de ses angles morts, ça permet d’avoir une vision panoramique plutôt qu’en tunnel. De voir venir le trouble autant que les belles occasions.

Mes remerciements à Paul Samson, président du Centre pour l’innovation dans la gouvernance internationale (CIGI), à Jeff Nankivell, président-directeur général de la Fondation Asie-Pacifique du Canada, et à Pinar Tremblay, professeure de science politique à la California State Polytechnic University à Ponoma, qui ont été consultés pour cette chronique.