Vous vous souvenez, au début de la pandémie, quand les personnes âgées tombaient comme des mouches ? Vous vous souvenez de ce discours cynique, à l’époque ? « Ah, on sait bien, ce ne sont ‟que” des vieux. Si c’étaient des enfants, dans les salles d’urgence, on serait bien plus alarmés, bien plus solidaires. On ferait bien plus attention… »

Eh bien non, finalement. On ne fait pas plus attention.

Et pourtant, c’est une crise sans précédent qui frappe les urgences pédiatriques du Québec. Ça fait des semaines que ça dure. On vous pardonnera de ne pas l’avoir encore pleinement réalisé : jusqu’ici, on ne peut pas dire que les autorités sanitaires se sont beaucoup démenées pour nous en avertir.

La Dre Guylaine Larose, elle, connaît trop bien l’ampleur de la crise ; elle la vit au quotidien.

Ça fait 18 ans que je suis urgentologue à Sainte-Justine. Je n’ai jamais vu une situation comme ça.

Dre Guylaine Larose, pédiatre urgentiste au CHU Sainte-Justine

Elle n’a jamais vu des urgences qui débordent à ce point-là. Jamais vu autant d’enfants en détresse respiratoire. Des bébés qui « tirent », qui « creusent », qui cherchent littéralement leur air, les yeux remplis d’angoisse.

Elle n’a jamais vu autant de médecins et d’infirmières épuisés, autant de parents désemparés.

« Dans les urgences pédiatriques, c’est un peu notre mars 2020 », disait récemment à Radio-Canada le DEsli Osmanlliu, spécialiste en médecine d’urgence pédiatrique à l’Hôpital de Montréal pour enfants.

L’image est frappante. Mais c’est précisément ce qui est en train de se passer, confirme la Dre Larose. « Quand la pandémie de COVID-19 a commencé, les enfants étaient très peu atteints. En 2020, l’urgence de Sainte-Justine était parfois vide. Tout le monde était confiné. Des résidents en médecine n’avaient jamais vu une bronchiolite… »

Cette fois, la vague déferle, puissante. Elle est poussée par un trio de virus respiratoires qui circulent allégrement dans la province : ceux de la COVID-19 et de la grippe, mais aussi le virus respiratoire syncytial (VRS), particulièrement contagieux – et dangereux – chez les très jeunes enfants.

Conséquences de cette tempête parfaite : il y a plus d’élèves absents dans les écoles, en ce moment, que pendant la vague Omicron ; des enfants gravement malades doivent être transportés en ambulance dans des régions voisines parce que les hôpitaux craquent sous la pression ; des parents poireautent au téléphone pendant des heures pour obtenir un précieux rendez-vous avec un médecin ; en désespoir de cause, ils iront poireauter encore plus longtemps, cette fois sur les chaises droites d’une salle d’attente, aux urgences.

Et on ne fait rien pour que ça change, ou presque.

Tout compte fait, on dirait bien que le Québec n’est pas si fou de ses enfants. Il ne veut plus entendre parler d’efforts collectifs. Il a déjà donné. Il est fatigué, tanné, écœuré. Il veut passer à autre chose, à son party de bureau. À sa dinde aux atocas.

C’est ça, ou alors, le Québec ignore totalement ce qui se passe dans ses urgences pédiatriques. La Dre Guylaine Larose penche pour la seconde explication.

Personne n’est insensible au sort des gens malades, que ce soient des personnes âgées ou des enfants. Il est plus probable que la population ne réalise pas l’ampleur de la crise dans les urgences pédiatriques.

Dre Guylaine Larose

Ma collègue Caroline Touzin a été l’une des premières à sonner l’alarme sur la situation catastrophique aux urgences de Sainte-Justine, dans un reportage coup de poing publié le 21 octobre. La Dre Larose est revenue à la charge sur Twitter, le 12 novembre : « Je n’ai jamais vu autant d’enfants admis à l’hôpital avec des virus respiratoires, a-t-elle écrit. Mais où est donc la Santé publique pour conseiller la population en matière de prévention ? »

Lisez l'article « Urgences du CHU Sainte-Justine “C’est un désastre” »

Le tweet semble avoir enfin sorti les autorités sanitaires de leur torpeur. Le 16 novembre, la Santé publique a recommandé aux citoyens de porter le masque dans les lieux publics achalandés. « On se fie beaucoup au jugement des gens, a dit le ministre de la Santé, Christian Dubé, à Radio-Canada. Après trois ans de pandémie, je pense que la plupart des Québécois savent un peu comment se comporter. »

Permettez-moi d’en douter, Monsieur le Ministre. À peine une semaine après votre sortie, votre propre patron, François Legault, publiait une photo de lui valsant avec son épouse devant une foule compacte, au bal de la Coalition avenir Québec.

PHOTO TIRÉE DE TWITTER

Publication du premier ministre François Legault datant du 24 novembre dernier

Non, ce n’était pas un bal masqué, ohé, ohé.

Comment nos leaders peuvent-ils demander aux citoyens de porter le masque dans les espaces publics achalandés… tout en négligeant de le faire eux-mêmes ?

D’accord, il y a une grosse, grosse fatigue pandémique. Vrai, une partie de la population refusera de se masquer parce que ce geste de prévention est devenu, à ses yeux, politique.

N’empêche : il faudrait bien que nos dirigeants montrent un peu l’exemple. Ce n’est pas faire preuve d’un leadership fort que de se contenter de suivre l’humeur du temps.

On me dit que le gouvernement travaille à une grande campagne de communication pour encourager les gens à porter le masque dans les lieux achalandés. Parfait. En attendant, c’est à nous de jouer.

Généralement, quand les urgences débordent, on ne peut pas y faire grand-chose. Mais cette fois, on peut agir. Collectivement. Pour qu’il y ait moins d’enfants malades. Moins de parents désemparés. Moins de soignants à bout de souffle.

Ça ne demande pas d’énormes sacrifices : se masquer en public ; se laver les mains ; rester à la maison quand on est malade ; aller se faire vacciner.

Depuis le temps, ça devrait être devenu un réflexe. On aurait dû apprendre ça, au moins, de la pandémie.

Mais non. Apparemment, le seul réflexe qu’on a gardé, c’est celui de faire des réserves. En mars, c’était le papier de toilette. Cette fois, c’est sur le Tylenol qu’on se jette, de peur d’en manquer. Et que font les parents qui n’en trouvent plus à la pharmacie pour leurs enfants fiévreux ?

Ils vont engorger les urgences. Et, du coup, aggraver la crise.

De grâce, un peu de solidarité. Laissez cette quatrième bouteille de Tylenol sur son étagère. Et surtout, portez le masque dans les endroits publics achalandés. C’est de cela, surtout, que les enfants ont besoin.