Quand elle est débarquée dans le nord de la Syrie en 2019, la documentariste montréalaise Zaynê Akyol espérait suivre pas à pas Rojda Felat, une commandante kurde des Forces démocratiques syriennes. Au lieu de ça, elle s’est retrouvée en tête à tête avec les ennemis jurés de cette dernière, les djihadistes du groupe État islamique.

« Quand je suis arrivée, Rojda Felat était occupée à sécuriser la frontière du Rojava [région autonome kurde en Syrie]. L’armée turque pouvait attaquer à tout moment. Elle nous a dit qu’elle ne pouvait pas nous inviter, moi et mon équipe de tournage, à la suivre. On a dû se retourner de bord rapidement », raconte Zaynê Akyol en riant, attablée dans un café du quartier Rosemont.

La documentariste a alors frappé à la porte de quatre des vingt prisons kurdes de la région qui détiennent des milliers de combattants et de fidèles de Daech, l’acronyme arabe du groupe État islamique. Après de dures négociations, à faire et à refaire, elle a eu accès à une centaine d’entre eux.

Regardez la bande-annonce de Rojek

Dans Rojek, son film qui est présenté aux Rencontres internationales du documentaire de Montréal les 20 et 22 novembre, on passe une bonne heure et demie en tête à tête avec une dizaine d’hommes et de femmes qui ont été tantôt les petits soldats, tantôt les émirs de Daech.

Sur le mode de la confidence, les yeux dans les yeux, ces guerriers d’un islam extrémiste nous parlent de leur enfance, de ce qui les a poussés à se joindre au califat autoproclamé et du rôle qu’ils ont joué dans l’organisation terroriste responsable de la mort de milliers de personnes, de décapitations d’Occidentaux et d’actes génocidaires à l’égard de la minorité yézidie. « Ceux qui ont accepté de nous parler nous ouvrent une fenêtre sur ce qu’ils pensent. La plupart ont subi un lavage complet du cerveau et veulent mourir en martyr. Et ils s’en vantent », raconte aujourd’hui la réalisatrice, qui a déjà reçu plusieurs prix pour ce deuxième long métrage documentaire.

PHOTO FOURNIE PAR ZAYNÊ AKYOL

Scène du documentaire Rojek, de Zaynê Akyol

Elle a consacré son premier, Gulîstan, terre des roses, aux combattantes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), un groupe armé qui combat l’armée turque. Cet opus était très personnel. Gulîstan, c’était le nom de la gardienne de Zaynê Akyol, née en Turquie de parents kurdes. Une gardienne qui est devenue une combattante et qui est morte au front. À travers son film, la réalisatrice a voulu comprendre les motivations de celle qui a tout quitté pour une cause.

Dans Rojek, Zaynê Akyol, avec ses longs cheveux de jais qu’elle a refusé de couvrir pour s’entretenir avec les soldats de Daech, est à des années-lumière de ses interlocuteurs djihadistes et propagandistes de l’État islamique, mais à nouveau, son objectif est de comprendre leurs motivations. « Je me suis mise dans la position de la personne qui écoute et non pas de celle qui juge. Ils me disaient parfois des choses très dures sur ce qu’ils ont fait au sein de l’État islamique, mais je n’avais pas de réaction. »

Je les ai traités en tant qu’humains. Je ne cherchais pas à les diaboliser ni à manipuler les sentiments des spectateurs. J’ai simplement voulu les comprendre.

Zaynê Akyol, réalisatrice

C’est ainsi qu’un ancien combattant peut lui parler de sa chanson préférée du Canadien Sean Desmond (et la chanter à l’écran) avant de décrire son recrutement dans une mosquée turque en Allemagne et le trafic d’armes auquel il a participé à la frontière syro-turque.

PHOTO FOURNIE PAR ZAYNÊ AKYOL

Scène du documentaire Rojek, de Zaynê Akyol

On ne peut s’empêcher en voyant ces portraits tout en relief de penser au concept de banalité du mal énoncé par la politologue allemande Hannah Arendt à la suite du procès d’Adolf Eichmann, un criminel de guerre nazi.

Malgré les aveux parfois terribles que lui ont faits les djihadistes, Zaynê Akyol est convaincue qu’il ne faut pas les laisser croupir dans les prisons kurdes et oublier la clé. « Ce qu’ils vivent, la détention dans ces prisons sans avoir de procès, c’est inhumain », dit la documentariste. Elle estime qu’il faut les rapatrier et les juger dans leurs pays d’origine ou mettre sur pied un tribunal international à leur intention.

PHOTO FOURNIE PAR ZAYNÊ AKYOL

Scène du documentaire Rojek, de Zaynê Akyol

À ce jour, le gouvernement canadien a rapatrié quelques femmes et quelques enfants de l’État islamique qui se trouvaient dans les camps kurdes du nord de la Syrie, mais refuse pour le moment de ramener au pays les présumés djihadistes qui y sont détenus. « En tant que démocratie, nous ne leur accordons pas les droits que nous défendons », dit la documentariste.

Et elle estime qu’il est temps de délester les forces kurdes de ces hôtes potentiellement dangereux qui pourraient s’évader à tout moment. Ils ont déjà fort à faire pour rebâtir leur coin de pays, dévasté par la guerre.

Aux RIDM

Rojek sera présenté ce dimanche 20 novembre à 19 h 30 et ce mardi 22 novembre à 20 h 15 au cinéma du Musée (1379A, rue Sherbrooke Ouest, Montréal) dans le cadre des Rencontres internationales du documentaire de Montréal (RIDM), en présence de la réalisatrice.

Consultez la page du film sur le site des RIDM