J’arrive six mois après tout le monde, six mois par exemple après la critique de Nathalie Collard dans La Presse1. Pas grave, je m’assume : ce roman, Le mage du Kremlin, est aussi bon qu’on le dit. Je l’ai lu d’un trait, ou presque, la fin de semaine dernière.

C’est un roman russe écrit par un politologue italo-suisse (Giuliano da Empoli), inspiré de la montée au pouvoir de Poutine, dans les ruines turbulentes de l’Union soviétique. Le mage du titre est le double fictif d’un véritable conseiller de Poutine, Vladislav Sourkov, alias Vadim Baranov dans le livre.

Le talent de Sourkov, c’est la mise en scène. Jeune, ce lettré a eu des ambitions artistiques, entreprenant des études en théâtre qui lui seront utiles quand il murmurera à l’oreille de celui qui va devenir d’abord premier ministre, puis président et dictateur de la Russie… 

PHOTO ALEXEY DRUZHININ, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Vladimir Poutine et Vladislav Sourkov, inspiration pour le narrateur du roman Le mage du Kremlin

Le narrateur Baranov décrit ainsi comment il est devenu le metteur en scène de Poutine : « Il s’agissait au fond d’utiliser la réalité comme matériel pour instaurer une forme de jeu supérieur. Je n’avais pas fait autre chose dans la vie que de mesurer l’élasticité du monde, son inépuisable propension au paradoxe et à la contradiction. Maintenant, le théâtre politique qui prenait forme sous ma direction représentait l’accomplissement naturel d’un parcours. »

D’autres plumes ont expliqué comment Le mage du Kremlin peut expliquer la pensée russe à propos de l’Ukraine. Personnellement, ce sont les passages sur la rage de l’Homme (et de la Femme) qui m’ont le plus fasciné.

Décrivant la chute d’un vrai milliardaire (Mikhaïl Khodorkovski) qui s’est mis dans le chemin de Poutine, le narrateur Baranov constate que son arrestation (arbitraire) est un spectacle qui plaît aux Russes : « La mise à mort d’un important console la multitude de sa médiocrité. Je n’ai peut-être pas tellement réussi, se dit l’homme de la rue, mais au moins je ne me retrouve pas au sommet de la potence. À chaque époque, les exécutions publiques ont été un divertissement apprécié. […] Disons-le franchement : il n’y a pas eu de dictateur plus sanguinaire que le peuple ; seule la main sévère mais juste du chef peut en tempérer la fureur. »

La rage existe en nous, sous-marine, individuelle dans ses racines, collective dans ses expressions. Elle existe dans les démocraties et dans les dictatures, sous toutes sortes de formes. Ces jours-ci, un Gulf Stream d’extrême droite circule partout, un courant que tentent de harnacher les Trump, Bolsonaro, Erdoğan, Orbán, Le Pen et autres Meloni…

Le mage du Kremlin évoque cette rage, vieille comme l’humanité : « Le moteur principal dont il faut tenir compte reste la colère. Vous, les Occidentaux bien-pensants, croyez qu’elle peut être absorbée. Que la croissance économique, le progrès de la technologie et, que sais-je, les livraisons à domicile et le tourisme de masse feront disparaître la rage du peuple, la sourde et sacro-sainte colère du peuple qui plonge ses racines dans l’origine même de l’humanité. Ce n’est pas vrai : il y aura toujours des déçus, des frustrés, des perdants, à chaque époque et sous n’importe quel régime. Staline avait compris que la rage est une donnée structurelle. Selon les périodes, elle diminue ou augmente, mais elle ne disparaît jamais. C’est un des courants de fond qui régissent la société. »

Gérer la rage, dit le mage, s’assurer qu’elle ne détruise pas tout sur son passage et surtout lui fournir des exutoires — une guerre tchétchène ici, un oligarque sacrifié là-bas — est un travail compliqué mais fondamental : « Pendant de nombreuses années, mon travail, au fond, n’a été que ça. »

Et il y a tous ces courants sous-marins de rage dans les pays ennemis de la Mère Russie qu’il faut bien faire monter à la surface…

J’ai lu Le mage du Kremlin quelques jours avant que ne sorte la nouvelle de la confirmation par un proche de Poutine que, oui, la Russie utilise des usines à trolls pour déstabiliser les démocraties à travers les médias sociaux2. Le nom de ce type cité dans les dépêches : Evguéni Prigojine, patron de la firme IRA3 montré du doigt en 2019 dans l’enquête du département de la Justice américain sur l’ingérence russe dans l’élection présidentielle américaine de 20164.

Le « vrai » Prigojine fait une apparition dans Le mage du Kremlin. Baranov visite l’usine à trolls de Prigojine, qui lui présente celui qu’il veut nommer directeur des opérations, un jeune homme brillant très au fait de toutes les subtilités politiques en Occident, capable d’expliquer ces subtilités en russe, en anglais et en français…

Baranov rembarre Prigojine : T’es con ou quoi, Evguéni ? On veut influencer la société européenne et américaine et tu m’amènes ce garçon ?

Prigojine, interdit, ne comprend pas. Réplique du mage : « Réfléchis, Evguéni, les Occidentaux ne s’intéressent plus à la politique. Si nous voulons attirer leur attention, nous devons parler de tout sauf de politique… »

Il faut diviser les Occidentaux en parlant d’autre chose.

« Au fur et à mesure que vous construirez votre réseau, vous vous rendrez compte qu’il y a des thèmes auxquels les gens tiennent plus que tout. Je ne sais pas lesquels. Ce sont les clics qui le diront, Evguéni. Peut-être qu’il y a quelqu’un qui est contre les vaccins, un autre contre les chasseurs ou les écologistes ou les Noirs, ou les Blancs. Peu importe. L’essentiel est que chacun ait quelque chose qui lui tienne à cœur et quelqu’un qui le fasse enrager… »

L’autre commence à comprendre : la Russie va influencer la politique en Occident sans vraiment parler de politique, en soufflant sur la braise de la division, sur la rage numérisée.

« Nous ne devons convertir personne, Evguéni, juste découvrir ce en quoi ils croient et les convaincre encore plus, tu comprends ? Donner des nouvelles, de vrais ou de faux arguments, cela n’a plus d’importance. Les faire enrager. Tous. Toujours plus. Les défenseurs des animaux d’un côté et les suprémacistes blancs de l’autre. Les activistes gais et les néonazis. Nous n’avons pas de préférence, Evguéni. »

1. Lisez la critique de Nathalie Collard 2. Lisez l’article « La Russie poursuit sa guerre de l’information à l’étranger » 3. Lisez un texte du New York Times sur les usines à trolls (en anglais) 4. Consultez le rapport du département de la Justice des États-Unis (en anglais)