Alors que les Américains votent ce mardi dans des élections de mi-mandat que plusieurs annoncent comme déterminantes pour l’avenir de la démocratie du pays, je ne peux m’empêcher de me télétransporter dans une salle de classe du Massachusetts Institute of Technology (MIT) par un beau mercredi d’octobre 2013.

Quelques centaines de nerds, dont je faisais partie, s’étaient entassés dans un auditorium sans fenêtre pour une rare apparition de Noam Chomsky, célèbre professeur de linguistique.

Ce soir-là, l’icône de la gauche américaine devait parler de la Turquie – de son bilan peu reluisant en matière de droits de la personne et de la complicité des États-Unis dans la répression de sa minorité kurde – quand la conversation a dérivé vers la politique américaine.

« Le Parti républicain n’est plus un parti politique, avait dit l’érudit de 83 ans. C’est une insurrection radicale ».

Une insurrection ? Une rébellion visant à renverser le pouvoir établi ? La formule avait de quoi marquer l’esprit. Surtout qu’à l’époque, Donald Trump n’était qu’un lointain satellite scintillant dans le ciel de la droite américaine. Une star de téléréalité qui, sans aucune preuve à l’appui, remettait en doute le lieu de naissance du président Barack Obama. Le producteur de Miss Univers qui défendait la tenue du concours de beauté en Russie. Pas la figure centrale du parti de Ronald Reagan.

Depuis ce discours au MIT il y a neuf ans, Noam Chomsky a répété maintes fois cette phrase choc, mais ne manque jamais d’en donner la source. Cette analyse critique du Parti républicain n’est pas l’œuvre de ce militant de la gauche anti-impérialiste, mais de deux politologues américains. Le premier, Norman J. Ornstein, est chercheur à l’American Enterprise Institute, associé à la mouvance conservatrice. Le second, Thomas E. Mann, évolue au sein de la Brookings Institution, un centre de recherche non partisan réputé centriste. On est loin de la gauche marxiste-léniniste, donc.

« Le Grand Old Party est devenu une aberration insurgée en politique américaine. Il est extrême idéologiquement, méprise le compromis et est insensible aux faits, aux preuves et à la science. Et il est dédaigneux de la légitimité de son opposition politique », peut-on lire dans une lettre ouverte qu’ont fait paraître les deux experts dans le Washington Post en… 2012.

Bien avant les « faits alternatifs » de l’équipe Trump. Bien avant le « grand mensonge » entourant l’élection de Joe Biden en 2020. Bien avant l’assaut contre le Capitole du 6 janvier 2021.

Lisez l’article des deux experts dans le Washington Post (en anglais)

Sur quoi les politologues basaient-ils leur analyse ? Sur l’obstruction systématique des républicains au Congrès, qui, sous la gouverne de Mitch McConnell, avaient promis de rendre le pays ingouvernable pour le président Obama. « La chose la plus importante que nous voulons accomplir, c’est de faire du président Obama le président d’un seul mandat », avait dit le leader de la minorité républicaine au Sénat juste avant les élections de mi-mandat de 2010.

Et l’impact de ce scrutin, qui s’est tenu dans la foulée de la crise économique de 2008, se fait encore sentir 12 ans plus tard. Portés en partie par l’émergence du Tea Party, une frange de droite très conservatrice, les républicains ne se sont pas contentés de prendre le contrôle de la Chambre des représentants à Washington.

Dans ce qu’on appelle la vague rouge, ils ont aussi balayé les législatures d’État, un ordre de pouvoir qu’ont trop longtemps négligé les démocrates, même si leurs pouvoirs sont loin d’être négligeables. C’est dans les capitales des 50 États que sont établies les règles des élections et les cartes des circonscriptions.

C’est aussi à partir des législatures d’État que les républicains ont lancé une fronde commune contre le droit à l’avortement, fronde qui a mené au renversement de l’arrêt Roe c. Wade par la Cour suprême majoritairement conservatrice en juin 2022. Depuis, l’avortement est interdit dans 13 États et grandement restreint dans 27 autres. Et ce, malgré le fait que plus de 60 % de la population américaine soutenait la décision rendue par le plus haut tribunal en 1973.

Il n’est donc pas exagéré de dire que le résultat du scrutin d’aujourd’hui au niveau des États, de l’Arizona à la Pennsylvanie, aura un impact majeur sur l’avenir politique du pays, surtout si les centaines de candidats républicains qui soutiennent encore que le camp de Joe Biden a triché en 2020 y sont élus en grand nombre.

En 2024, ces derniers pourraient avoir un contrôle accru sur la certification des résultats de l’élection présidentielle. Que Donald Trump soit sur le bulletin de vote ou non.

Bien sûr que l’homme d’affaires devenu politicien et menteur-en-chef a eu un immense impact sur la politique américaine, mais ce serait une erreur de penser qu’il est la poule. Donald Trump est plutôt l’œuf pondu par une organisation politique qui a commencé il y a bien longtemps à déjouer les règles de la démocratie. Et qui semble en voie d’élargir sa mainmise sur les leviers du pouvoir grâce au scrutin d’aujourd’hui.

Lorsque Noam Chomsky a parlé d’un parti d’insurgés en 2013, j’avais souri, estimant qu’il en beurrait épais. Aujourd’hui, je m’incline à contrecœur.