À peine le jugement-fleuve sur le « profilage racial » sorti, le premier ministre du Québec a dit qu’il fallait « laisser les policiers faire leur travail ».

Bien sûr. Mais pas comme ça, j’espère…

A-t-il lu ce qu’ont dit les témoins dans cette affaire ? Les arrestations sans aucune raison de personnes noires ?

François Legault relayait ainsi à moitié les craintes du milieu policier. Cette décision pourrait « coûter des vies », selon le chef de la police de Laval, Pierre Brochet.

Est-ce vraiment le cas ?

Permettez-moi d’en douter. Rien ne le prouve, en tout cas.

Commençons par voir ce que dit la décision du juge Michel Yergeau. Elle vise uniquement le pouvoir des policiers d’arrêter au hasard, sans aucun motif ou soupçon, un automobiliste.

Ce pouvoir controversé a été incorporé dans le Code de la sécurité routière du Québec en 1991, après une décision de la Cour suprême de 1990. Dans cette affaire, un Ontarien du nom de Gerald Ladouceur avait été arrêté par hasard et les policiers avaient découvert qu’il n’avait pas de permis de conduire.

La Cour suprême a conclu que son arrestation et sa détention étaient arbitraires, contraires à la Charte. Mais vu le « carnage » des accidents de la route, la violation a été jugée somme toute mineure, acceptable, et la pratique, autorisée.

Déjà à l’époque, quatre des neuf juges trouvaient beaucoup trop vaste le pouvoir policier, qui pouvait permettre l’arrestation pour des motifs inavouables, ou basée sur des préjugés, etc.

Personne ne parlait alors de « profilage racial », même si le débat avait commencé depuis longtemps aux États-Unis.

Trente ans plus tard, par contre, on réalise que ce pouvoir a été exercé de manière largement discriminatoire. Les statistiques sont pratiquement impossibles à établir, mais une étude basée sur les données internes de la police de Montréal concluait que les personnes noires ou arabes étaient interpellées « au hasard » beaucoup plus souvent que les personnes blanches, de manière disproportionnée – dans l’ordre de trois pour un.

Ce n’est qu’une des pièces avancées dans cette affaire pour faire déclarer invalide ce pouvoir des policiers inclus dans le Code de la sécurité routière – et reconnu dans la « common law ».

Joseph-Christopher Luamba, qui a mené cette action en justice, a raconté au juge s’être fait interpeller sans raison plusieurs fois, simplement pour « vérifier » ses papiers. Sans jamais recevoir de contravention. Il a fait entendre une douzaine de témoins ayant vécu des expériences similaires. Comme le joueur des Sénateurs d’Ottawa Mathieu Joseph, arrêté à Laval sans raison au volant de sa BMW. Son frère, simple passager, a été sommé de s’identifier également. Quand le policier a réalisé qu’il avait affaire à un joueur de hockey, il est revenu au véhicule, tout miel.

Les témoins ont raconté avoir vécu ça à répétition.

Pour M. Luamba, ce pouvoir est exorbitant et appliqué de manière totalement discriminatoire envers les personnes noires. Il a donc demandé à la Cour supérieure de le déclarer inconstitutionnel.

La preuve directe du profilage racial est pratiquement impossible à faire, reconnaît le juge. Il n’y a pas de manuel pour inciter les policiers à arrêter les personnes noires plus souvent.

En plus des témoins individuels, qui racontaient sensiblement le même type d’expériences d’arrestations arbitraires, le juge a entendu des experts en la matière.

Le juge Yergeau souligne qu’il n’accuse pas les forces policières de racisme. Le profilage racial s’invite « sournoisement » dans la pratique policière « sans que les policiers et policières en général soient animés de valeurs racistes », écrit-il.

Mais voilà, ce pouvoir d’interpellation « sans motif » a été validé par la Cour suprême en 1990. En principe, la Cour supérieure est liée par les décisions de la plus haute cour au Canada. Sauf que depuis 30 ans, le contexte social a évolué, et la preuve révèle un détournement discriminatoire de ce pouvoir qui justifie de revisiter la validité de ce pouvoir.

Bref, « la donne a changé radicalement », estime le juge Yergeau.

Les procureurs généraux (Québec et Ottawa) ont plaidé que ce n’est pas la règle qui est discriminatoire ; c’est (parfois) son application. La « culture » policière a beaucoup évolué, la formation aussi, et tous reconnaissent l’illégalité du profilage racial. Pour eux, l’outil d’arrestation « sans motif réel ni soupçon raisonnable » est précieux pour la sécurité publique. Et pour combattre le profilage racial, il y a d’autres outils moins radicaux : formation, déontologie, annulation d’accusations, retrait de preuve, etc.

Le problème, c’est que la preuve de la nécessité de ce pouvoir n’a pas été faite, conclut le juge. Pour lutter contre la drogue et l’alcool au volant, des opérations encadrées sont possibles – des barrages policiers, par exemple, que le juge ne remet pas en question.

Si les policiers ont un soupçon raisonnable devant un automobiliste, leur pouvoir d’arrestation demeure. Mais encore faut-il des éléments rationnels, explicables.

Pour finir, la nécessité de ces arrestations sans motif n’a pas été démontrée. Tandis que la pratique du profilage l’a été largement.

L’impact négatif de ce jugement sur la sécurité routière ou la sécurité publique reste à démontrer.

D’abord, le juge donne six mois aux autorités pour gérer la transition et trouver d’autres techniques qui n’ouvrent pas la porte toute grande à la discrimination. Ensuite, il risque fort d’y avoir appel. Ce serait tout à fait normal, car l’enjeu touche tous les corps de police au Canada et soulève plusieurs enjeux délicats.

Et si, à la fin, ce jugement est maintenu (celui de 1990 a été décidé à cinq contre quatre…), ce ne serait pas dramatique, car il y a plusieurs autres solutions de rechange envisageables.

On aimerait par ailleurs entendre les responsables, y compris le premier ministre, s’inquiéter non seulement de l’efficacité du travail policier, mais aussi de ce que vivent au quotidien les citoyens noirs, arabes, etc.

Les témoignages de ces moments d’humiliation et d’abus à la petite semaine devraient aussi déranger François Legault.

Vu qu’il est le premier ministre de « tous les Québécois ».