Cela faisait quatre jours qu’on cherchait Sara-Jane lorsque deux policiers se sont présentés devant son père, à Ottawa.

« Il n’y a pas de façon facile de vous dire ce que je dois vous dire… On a retrouvé votre fille sans vie dans sa chambre de résidence. »

Sara-Jane Béliveau avait 24 ans et la vie devant elle. Étudiante en droit et en développement international à l’Université d’Ottawa, elle voulait changer le monde. Jusqu’à ce que son monde s’écroule et qu’une surdose l’entraîne vers la mort.

Son père Alain, sous le choc, ne voulait pas le croire.

« Ma fille est morte ? Quoi ? Ma petite fille que j’ai tenue dans mes bras quand elle était bébé ! Ma belle grande fille… morte ? »

La voix de sa mère, Isabelle Fortier, se brise en me parlant de ce jour de mai 2019 où son ex-conjoint, le père de Sara-Jane, l’a appelée. Le choc. Le torrent de larmes. Puis l’annonce de la terrible nouvelle à son fils, fou d’inquiétude pour sa sœur qui ne répondait plus à son cellulaire. Lorsqu’il a su, il a crié. Un cri déchirant que la mère évoque en chuchotant. Comme si elle tentait d’arracher au silence une douleur indicible.

Isabelle, qui a fait un certificat en toxicomanies après la mort de sa fille, le répète souvent : Sara-Jane est non seulement une victime de nos politiques inefficaces en matière de santé mentale et de drogues, mais elle est aussi victime du regard désinformé que l’on pose sur la chose.

En réalité, c’est la stigmatisation qui a tué Sara-Jane.

Isabelle Fortier, dont la fille est morte d’une surdose

S’il en avait été autrement, sa fille, qui souffrait d’un trouble anxieux et d’un trouble de personnalité limite, aurait pu parler ouvertement de sa consommation de drogue. Elle aurait pu aller chercher l’aide dont elle avait besoin. Elle ne se serait pas heurtée aux portes tournantes du système de santé.

« Le système a échoué dans le cas de Sara-Jane. À quatre reprises, elle aurait pu être prise en charge de façon efficace et ça n’a pas été fait. Ce qui a fait en sorte que son état de santé mentale s’est détérioré, et sa consommation, qui était sa façon de s’automédicamenter, a augmenté. »

Pour bien des parents endeuillés, la stigmatisation se poursuit après la mort de leur enfant. Ils n’auront pas le droit à la même empathie et au même soutien que si leur enfant avait été emporté par le cancer. Comme si une mort par surdose était moins « noble ».

Comme si on considérait la toxicomanie non pas comme un véritable problème de santé, mais comme un échec personnel. En plus d’oublier ce que le reportage de Philippe Mercure que nous avons publié samedi montre clairement : personne n’est à l’abri d’une surdose.

Lisez notre grand reportage « Surdoses : l’épidémie invisible »

« Même si notre enfant ne souffre pas d’un problème de dépendance ou de santé mentale, il peut par exemple consommer de façon récréative et être exposé aux mêmes risques. »

À la mémoire de Sara-Jane, Isabelle remue ciel et terre depuis plus de trois ans pour que ça change. Elle s’est jointe au groupe Moms Stop the Harm, lancé en Colombie-Britannique en 2016 par des mères endeuillées. Elles étaient trois au début. Plus de 4000 personnes se sont jointes au groupe depuis. Des mères d’abord, mais aussi des pères, des frères, des sœurs, des amis… Des gens qui ont vu mourir par surdose des proches qu’ils aiment et qui veulent mettre fin à la stigmatisation et au silence.

Isabelle, qui habite Montréal, s’estime privilégiée d’avoir été bien entourée pour vivre son deuil et pouvoir en parler sans se sentir jugée. Mais elle constate au sein de ce groupe pancanadien que trop de parents endeuillés, surtout hors des grandes villes et dans des milieux plus conservateurs, vivent ce type de deuil dans l’isolement complet. « Parfois, il y a des membres de leur famille qui ne leur parlent plus. Il y a aussi des mères qui ont reçu des lettres anonymes de gens du quartier. Des lettres vraiment pas fines, remplies de jugement… »

La situation est certes différente au Québec, où l’on parle de réduction de méfaits, où il existe des sites d’injection supervisée et où la naloxone, antidote aux surdoses d’opioïdes, est gratuite.

En dépit de ces avancées, Isabelle a encore du mal à rassembler des gens autour de sa cause. « Il y a encore quelque chose qui est tabou. »

Constatant qu’il n’existait presque rien au Québec pour aider les proches endeuillés après une mort par surdose, Isabelle a travaillé à la mise sur pied d’un premier groupe de soutien au deuil en français animé par des pairs aidants. Le projet est uniquement virtuel pour le moment, faute de personnel. Cela ne remplace pas le soutien de professionnels en psychologie. Mais c’est déjà un pas dans la bonne direction.

La stratégie nationale de prévention des surdoses du gouvernement Legault inclut le renforcement de mesures de soutien aux personnes endeuillées. Isabelle entend bien le talonner pour que cela se concrétise. Et après deux heures à l’écouter me parler avec cœur et conviction du combat qu’elle mène à la mémoire de sa fille, j’étais persuadée d’une chose : elle ne lâchera pas.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Isabelle Fortier s’est fait tatouer un renard à la mémoire de sa fille.

C’est Sara-Jane qui lui a passé le flambeau, me dit-elle, en faisant glisser doucement ses doigts sur le tatouage de renard qu’elle s’est fait faire à sa mémoire.

« C’est ma petite renarde. Je l’ai avec moi, toujours… Ma fille est une belle étoile qui ne brillera plus malheureusement. Mais elle est toujours là, elle nous anime et nous donne de la force. »

Le tatouage suscite souvent des questions. Lorsque la mère explique son origine, les gens sont parfois mal à l’aise. Isabelle les rassure. Elle est non seulement à l’aise d’en parler, mais aussi convaincue que cela peut sauver des vies et réparer des injustices. Tout ce que rêvait de faire sa petite renarde partie trop tôt.

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Drogue : aide et référence 

514 527-2626 ou 1 800 265-2626

Consultez le site

Pour des renseignements sur Moms Stop the Harm au Québec, les groupes de soutien au deuil animés par les pairs et le Café-deuil, en collaboration avec l’Association québécoise pour la promotion de la santé des personnes utilisatrices de drogues et la Communauté compatissante du Sud-Ouest : msthfranco@gmail.com

Consultez le site de Moms Stop the Harm (en anglais et en français)