La première victime de notre fiscalité municipale déficiente est l’environnement. Parce qu’elle ne répond plus aux missions des villes, cette fiscalité vieille de deux siècles encourage puissamment l’étalement urbain. Cette déficience fait toutefois une autre victime, trop souvent oubliée, la culture. Partout au Québec, chaque budget municipal apporte de nombreux déchirements, dont celui-ci : on répare les rues ou on investit dans la culture ?

Le premier portrait national de l’état des bibliothèques publiques québécoises, publié cette semaine1, nous donne clairement la réponse : on choisit l’asphalte. Renouvellement des acquisitions, augmentation des heures d’ouverture et du nombre de places assises, pour mettre nos bibliothèques à niveau, le rattrapage à faire est considérable. Il y a même 283 municipalités qui n’ont pas de service de bibliothèque.

Vous me diriez que nos rues font pitié malgré tout ? Vous auriez raison. Mais, tant que la fiscalité municipale ne sera pas réformée, le choix des élus consistera à décider ce qu’ils négligeront le plus… et négliger les bibliothèques est le plus mauvais choix.

Victor Hugo était à la fois poète et politicien. C’est rare et c’est précieux. Il résume dans un seul paragraphe l’immense puissance des bibliothèques et le devoir des élus à leur égard. Il prononçait ces mots au congrès littéraire international de 1878. À l’époque, les bibliothèques passaient non pas après l’asphalte, mais après l’éclairage des rues. Infrastructure différente, même combat :

« Vous avez soin de vos villes, vous voulez être en sûreté dans vos demeures, vous êtes préoccupés de ce péril, laisser la rue obscure ; songez à ce péril plus grand encore, laisser obscur l’esprit humain. Les intelligences sont des routes ouvertes ; elles ont des allants et venants, elles ont des visiteurs, bien ou mal intentionnés, elles peuvent avoir des passants funestes ; une mauvaise pensée est identique à un voleur de nuit, l’âme a des malfaiteurs ; faites le jour partout ; ne laissez pas dans l’intelligence humaine de ces coins ténébreux où peut se blottir la superstition, où peut se cacher l’erreur, où peut s’embusquer le mensonge. L’ignorance est un crépuscule ; le mal y rôde. Songez à l’éclairage des rues, soit ; mais songez aussi, songez surtout, à l’éclairage des esprits. […] La lumière est dans le livre. Ouvrez le livre tout grand. Laissez-le rayonner, laissez-le faire. Qui que vous soyez qui voulez cultiver, vivifier, édifier, attendrir, apaiser, mettez des livres partout… »

Oui, notre avenir social, culturel, économique se joue dans la matière grise des citoyens. On dit que les deux principaux déterminants du succès scolaire d’un enfant sont le niveau de scolarité de la mère et… le nombre de livres dans la maison. Si la maison n’en contient pas, la bibliothèque publique peut compenser.

Plus nous serons instruits, plus nous lirons, plus nous serons riches et heureux. Les citoyens semblent d’ailleurs le savoir, car les bibliothèques, malgré leurs carences, sont le service municipal le plus fréquenté (oui, oui, avant tous les sports !). Elles sont également le lieu culturel québécois le plus fréquenté, bien avant les cinémas et les musées. Pourtant, elles ont bien besoin d’amour.

L’argument contre les bibliothèques qui revient le plus souvent est que, de toute façon, tout est accessible sur l’internet. Affirmer cela, c’est ne pas connaître le rôle assumé par les bibliothèques d’aujourd’hui. Après la maison et le travail, c’est un troisième milieu de vie. On y retrouve, oui, des livres, mais aussi des ordinateurs publics, des films, des documentaires, des jeux de société, des jouets, des magazines et des journaux de partout dans le monde, des activités culturelles, des conférences, des espaces pour jaser ou pour lire le journal pendant que les ados jouent à l’ordinateur, des activités de francisation des immigrants, etc. Toute la famille peut y trouver son compte.

Les bibliothèques sont des vecteurs de qualité de vie, des centres d’activité intellectuelle, des lieux qui enrichissent les gens et la ville.

Ce sont aussi, de plus en plus, des lieux de beauté, parfois modernes, parfois anciens. Dans vos visites du Québec, allez voir la spectaculaire bibliothèque de Memphrémagog, la Maison de la littérature de Québec (établie dans une ancienne église néogothique de 1848), la bibliothèque Laure-Conan de La Malbaie, Le Morrin Center de Québec, la bibliothèque Donalda-Charron de Gatineau, la bibliothèque Pierre-Georges-Roy de Lévis, la bibliothèque Paul-Mercier à Blainville, la bibliothèque du Musée des beaux-arts de Montréal, la plus ancienne du Canada, la bibliothèque du Boisé de Saint-Laurent, la bibliothèque Marc-Favreau à Rosemont, etc.

Ce sont tous des lieux qui cultivent aussi le goût du beau, des arts, de la littérature.

En cette semaine de prestation de serment d’un nouveau gouvernement, je vous laisse avec cette définition de la littérature que Victor Hugo donnait dans ce même discours de 1878 : « La littérature, c’est le gouvernement du genre humain par l’esprit humain. » On peut dépenser pour l’asphalte, mais on doit surtout investir dans l’esprit humain.

1. Lisez notre article sur le portrait national des bibliothèques publiques québécoises