« Tu veux que je t’appelle comment, dans la chronique ? »

Elle était déjà aux fourneaux, elle a réfléchi.

« Hum… Marie-Mylène », qu’elle a répondu en réprimant un petit rire.

Marie-Mylène, donc. Elle a 17 ans. Ado de la DPJ. Famille d’accueil, centre jeunesse et, désormais, ici, dans ce demi-sous-sol, dans cette ville de la Montérégie, par un samedi récent.

« Tu vas faire quoi, ce matin ?

— Pain aux bananes, pis macaroni au fromage avec bacon. »

J’ai croisé Marie-Mylène en juin, lorsque la Tablée des chefs faisait une corvée de trousses destinées aux débutants en cuisine, dans un entrepôt de Boucherville. Marie-Mylène m’avait raconté qu’elle avait appris à cuisiner grâce aux ateliers de la Tablée des chefs, qui forment depuis 2012 des jeunes à la cuisine1.

Elle m’avait dit : « Avant, j’avais peur de faire bouillir de l’eau. »

Pis là, en juin, elle faisait à manger pour les filles de son foyer de groupe. J’ai contacté la DPJ, demandé si c’était possible de visiter Marie-Mylène faisant de la bouffe. C’était possible. Sauf que rendu en octobre, Marie-Mylène vivait désormais en solo dans le petit appart sous le foyer de groupe.

Elle a 17 ans, 18 au printemps. Ce petit deux et demie supervisé, c’est sa dernière escale avant le saut de l’ange dans la vie adulte : sa relation formelle avec la DPJ prendra fin dès ses 18 ans, même si un suivi est possible, au besoin.

J’ai dit « un saut de l’ange », oui, mais ce sera un saut de l’ange avec parachute, quand même : Marie-Mylène va aller vivre dans un appartement supervisé, dans un immeuble géré par un organisme communautaire.

Sur le comptoir : l’huile végétale, le papier parchemin, un bol à mélanger jaune, une pinte de lait, un bol à mélanger rouge, la farine, la poudre magique, le livre de recettes de la Tablée des chefs ouvert à la page du pain aux bananes, le bicarbonate de soude, le sucre.

Le four est déjà à 375 °F.

« Pourquoi le pain aux bananes, Marie-Mylène ?

— Parce que c’est mon dessert préféré. »

Dans le bol rouge, Marie-Mylène mélange les œufs, l’huile et le lait. Puis elle ouvre une armoire, en tire un sac : « C’est pas dans la recette, mais j’en rajoute quand même… »

Dans le sac : des pépites de chocolat.

PHOTO ALEXIS AUBIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Pain aux bananes et pépites de chocolat de Marie-Mylène

Je lui demande à quel moment la DPJ a commencé à s’occuper d’elle. À 12 ans, qu’elle répond.

« As-tu encore des contacts avec ta famille ?

— Peu. Très peu. »

Je n’insiste pas.

Il y a un an, avant de suivre son premier atelier de la Tablée des chefs, avec d’autres ados de la DPJ, Marie-Mylène avait peur de l’eau chaude. Elle sait que ça peut sembler ridicule, mais c’est ça quand même : il y a un an, en cuisine, elle avait peur de faire bouillir de l’eau…

PHOTO ALEXIS AUBIN, COLLABORATION SPÉCIALE

Macaroni au fromage et bacon en préparation

Et là, tadam, elle fait du macaroni au fromage et bacon, pis du pain aux bananes.

J’ai pensé, en prenant des notes, qu’apprendre à faire de la bouffe et à gérer un garde-manger, c’est une sorte de liberté. On est moins dépendant de la bouffe préparée et de celle des restos, forcément plus coûteuses que celle qu’on se concocte soi-même, chez soi…

J’ai noté, dans mon calepin, les mots sur le tablier de Marie-Mylène : « Cuisine ton avenir ».

Et je me suis dit que, question avenir, nous ne partons pas tous avec le même kit de cuisine, dans la vie.

Marie-Mylène me dit que depuis qu’elle vit « en bas », dans l’appart, c’est un peu moins motivant de faire de la bouffe, qu’elle préfère cuisiner pour les autres. Avant, elle cuisinait toujours pour les autres. Ça la rend fière, quand elle partage ce qu’elle cuisine et que les autres aiment ça.

Marie-Mylène enfourne le pain aux bananes. C’est le temps de commencer le macaroni au fromage avec bacon.

« Pourquoi du macaroni au fromage ? »

Elle me répond avec une pointe de surprise et d’ironie :

« Parce que c’est bon ? »

Un poêlon apparaît, puis une casserole. Marie-Mylène a désormais une cuillère de bois dans chaque main, brasse simultanément les nouilles dans la casserole et le bacon dans le poêlon.

Elle fait souvent l’épicerie au Super C, où il y a une machine qui calcule pour vous ce que vous mettez dans le panier d’épicerie, question de ne pas dépasser votre budget. Celui de Marie-Mylène : 60 $. Je lui demande si c’est suffisant, 60 $, elle me jure que oui : « Ça m’empêche d’acheter trop de cochonneries. »

Dans l’appart, ça sent bon, le bacon qui frétille et le pain aux bananes qui cuit.

Geneviève, l’intervenante, aide Marie-Mylène avec le plan de travail et la vaisselle. Plus tard, une autre intervenante, Anne-Marie, débarquera dans la cuisine.

« C’est quoi, ton plat préféré ?

— De la soupe à la lasagne.

— À la lasagne ?

— C’est ma grand-mère qui a nommé ça de même : c’est de la soupe avec des morceaux de lasagne découpés. »

En cuisinant, Marie-Mylène me parle de la suite de sa vie. De l’appart supervisé, à ses 18 ans. De ce travail qui l’attend, dans un restaurant. De l’école, qu’elle veut recommencer, pour faire l’école de coiffure, parce que ça lui prend son secondaire III, pour faire le cours de coiffure…

D’ailleurs, Marie-Mylène fait déjà les cheveux des filles, ici. Même la teinture, dans le cas d’une des filles du foyer de groupe.

Elle ouvre la porte du four et me dit, sans me regarder, en se penchant :

« Tu vois, ça, y a un an, je faisais pas ça !

— Mettre du macaroni à broil ?

— Non, mettre mes mains dans le four ! »

Et elle dépose le pyrex de macaroni sur la grille.

C’est là que ça me revient : il y a un an, avant son premier atelier de cuisine, Marie-Mylène avait peur de l’eau chaude. Il y a un an, elle aurait fui un four brûlant.

Et là, un an plus tard, comme une pro, Marie-Mylène fait son macaroni au fromage et bacon.

Dix minutes plus tard, justement, il y a dans mon bol une portion de ce fameux macaroni au fromage et bacon.

J’en prends une bouchée.

« Pis ?

— Délicieux, Marie-Mylène. »

1. Consultez le site de la Tablée des chefs