« Ce n’est pas une vie », me dit Samira.

Pendant sept ans, dans cette vie qui n’en est pas une, avec un nom qui n’est pas le sien, Samira a travaillé dans une résidence pour aînés. Pour un salaire « même pas minimum », au plus fort de la pandémie, cette Algérienne, qui s’est retrouvée sans statut au Canada après des déboires administratifs, a pris des risques pour demeurer au chevet de personnes âgées vulnérables. Mais ce n’était pas suffisant pour avoir droit au programme de régularisation des « anges gardiens » mis en œuvre en décembre 2020.

Le programme offrait une voie d’accès à la résidence permanente à certains demandeurs d’asile en reconnaissance de leur contribution exceptionnelle à la société pendant la pandémie. Mais puisqu’elle n’était plus demandeuse d’asile, Samira, comme bien d’autres anges déchus, n’a eu droit à rien. Ni voie d’accès. Ni reconnaissance. Comme si elle n’existait pas. Comme s’il était normal qu’elle continue d’être exploitée, sans aucun droit, sans filet social, sans assurance maladie, avec la crainte constante d’être expulsée du pays. « J’étais vraiment choquée. »

« Ce n’est pas une vie », répète Samira, qui milite au sein de Solidarité sans frontières.

Ce n’est pas une vie. Et pourtant, c’est la sienne et celle de quelque 300 000 à 500 000 personnes sans papiers au Canada qui fondent de grands espoirs sur la promesse faite il y a 10 mois par le gouvernement Trudeau de mettre sur pied ce qui serait le plus vaste programme de régularisation au pays depuis 50 ans.

Comme l’a déjà plaidé Louise Arbour, ancienne représentante spéciale pour les migrations du secrétaire général des Nations unies, un tel exercice de régularisation s’impose et serait tout à notre avantage.

« Il y a là une coïncidence parfaite de nos valeurs et de nos intérêts », me disait-elle en novembre 2020 au moment où, ironiquement, François Legault fermait la porte au moindre élargissement du programme très restrictif des « anges gardiens ».

Lisez la chronique « Au-delà des “anges gardiens” »

Les programmes de régularisation sont pratique courante dans de nombreux pays pour des raisons surtout bien pragmatiques.

Pourquoi est-ce une bonne idée ? « Aucune politique d’immigration n’est construite en espérant que des gens se retrouvent sans statut », explique le sociologue David Moffette, professeur au département de criminologie de l’Université d’Ottawa.

L’exercice permet de compenser les effets pervers de la multiplication de permis temporaires n’offrant pas de voie claire vers la résidence permanente et la citoyenneté. Il faut rappeler que chaque année, plus de migrants entrent au Canada avec des permis temporaires qu’avec des permis permanents. Résultat : lorsque leur permis est expiré, ils deviennent, en raison des problèmes structurels du système d’immigration, des sans-papiers. Mais ça ne fait pas d’eux des criminels pour autant.

Au-delà de toute considération humanitaire, il est simplement logique que des milliers de gens qui vivent ici et contribuent déjà à la société sortent des limbes de cette vie parallèle. La régularisation est bénéfique pour l’économie si elle leur permet d’accéder à des emplois dans des secteurs où il y a pénurie de main-d’œuvre et où leurs compétences peuvent être pleinement mises à profit.

On ne parle pas ici d’« illégaux ». On parle de gens qui sont entrés un jour au Canada de façon tout à fait légale pour étudier, pour travailler, pour faire du tourisme, pour déposer une demande d’asile et qui, pour toutes sortes de raisons — parce qu’ils ont trouvé un emploi ou l’ont perdu, parce qu’ils craignent de retourner dans leur pays, parce qu’ils ont rencontré quelqu’un… —, n’ont pas quitté le pays à la date prévue.

Ce sont vos collègues, vos voisins, des gens que vous croisez tous les jours. Ils travaillent dans le secteur de la construction, des soins, des services ménagers… Ils prennent soin de vos parents, construisent vos maisons, s’occupent de vos livraisons, font pour un salaire « même pas minimum » ce que souvent personne d’autre ne veut faire.

La régularisation est aussi la voie à suivre d’un point de vue de justice sociale. Aucune société n’a intérêt à avoir en son sein des milliers de personnes sans statut vivant dans une situation de grande précarité économique, sociale ou juridique, comme si leur vie avait moins de valeur que celle des autres, note David Moffette. « On a tout à gagner à leur donner accès à des droits. De la même façon qu’on a tout à gagner à avoir des programmes sociaux pour s’assurer que les gens ne dorment pas dans la rue ou aient de quoi manger. »

En préparant cette chronique, j’avais sous les yeux le livre Migrations de la journaliste scientifique américaine d’origine indienne Sonia Shah. L’essai, qui paraîtra en version française le 18 octobre chez Écosociété, est une invitation à déconstruire le regard que l’on pose sur les migrations, trop souvent vues comme une menace ou quelque chose d’anormal.

Extrait choisi : « La vie, le vivant, aujourd’hui comme hier, se déplace. Depuis des siècles, nous nions l’existence de l’instinct migratoire et diabolisons celui-ci au point d’en faire le présage d’horreurs à venir. Nous avons construit à propos de notre passé, de nos corps et du monde naturel un récit où la migration tient le rôle d’anomalie. Il s’agit d’une illusion. Et lorsqu’elle se dissipe, le monde entier se transforme. »

Les migrations ne sont pas une anomalie. C’est juste… la vie. Pour peu qu’on l’accepte.

Vers un programme de régularisation

Le 16 décembre 2021, le ministre fédéral de l’Immigration, Sean Fraser, a reçu du premier ministre Justin Trudeau le mandat de « prendre appui sur les programmes pilotes actuels pour poursuivre l’exploration de moyens de régulariser le statut des travailleurs sans papiers qui contribuent aux communautés canadiennes ». Les travaux sont en cours et, tout récemment, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a consulté des spécialistes universitaires et des intervenants tels que le Conseil canadien pour les réfugiés et le Migrant Rights Network pour déterminer les contours d’un tel programme. « IRCC continuera d’envisager de nouvelles avenues afin d’aider davantage d’étrangers qui habitent actuellement au Canada à s’y établir de façon permanente. Il s’agit d’une occasion pour nous de nous inspirer des pratiques exemplaires et des leçons de nos expériences passées pour nous assurer d’avoir la politique d’intérêt public la plus inclusive et efficace possible. »

Source : Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada