« Le plus gracieux des souverains. » C’est ainsi qu’a été présenté le nouveau roi du Canada, Charles III, dans une motion adoptée jeudi par les députés de la Chambre des communes, à l’exception notable des élus bloquistes.

Permettez-moi cette irrévérence : tout endeuillé qu’il soit, Charles III ne nous a pas toujours éblouis par sa grâce, au cours des derniers jours.

Par exemple, cette anecdote, survenue mardi. Le nouveau monarque se livre alors à une séance de signatures dans un château d’Irlande du Nord. Soudain, l’encre de sa plume coule sur ses doigts. Il s’énerve. « Oh, mon Dieu, je déteste ça ! » Il se lève, contrarié. « Je ne peux pas supporter ces putain de trucs », peste-t-il entre ses dents.

Au diable le flegme britannique. The king is not amused. Et il ne se gêne pas pour le crier à la face du monde.

Quatre jours plus tôt, lors de la cérémonie d’accession au trône, à Londres, Charles III avait eu des gestes rageurs pour qu’on débarrasse, et plus vite que ça, la table où il devait signer des documents. Sa Majesté – qui, selon un ancien majordome, exige des lacets repassés tous les matins – ne pouvait manifestement pas s’abaisser à déplacer lui-même un porte-crayons de quelques centimètres…

PHOTO BLAIR GABLE, REUTERS

Le nouveau roi du Canada, Charles III, a été présenté comme le « plus gracieux des souverains » dans une motion adoptée jeudi par les députés de la Chambre des communes, à l’exception des élus bloquistes.

Une autre anecdote, sans doute. N’allons pas y voir davantage que cela. Après tout, l’homme de 74 ans est fourbu. Depuis une semaine, il voyage aux quatre coins de son royaume. Surtout, il vient de perdre sa très chère mère.

Mais tout de même… Élisabeth II n’est pas encore enterrée que des dizaines d’employés de Clarence House, l’ancienne résidence de Charles III à Londres, ont déjà reçu leur lettre de congédiement. Ces annonces en période de deuil « sont tout simplement sans cœur », a réagi le syndicat.

Ce ne sont que des anecdotes, d’accord. Chaque fois, pourtant, elles suscitent un malaise.

Chaque fois, on ne peut s’empêcher de penser que la reine, elle, n’aurait pas fait ça.

Pensons-y un instant : nous sommes désormais les sujets de Charles III. Sa bouille royale ornera bientôt nos billets de banque. Les Québécois que nous élirons, le 3 octobre, devront lui prêter serment.

Ça ne changera peut-être strictement rien à nos vies. La question est de savoir combien de fois, à l’avenir, on se répétera que la reine, elle, n’aurait pas fait ça…

Pendant 70 ans, Élisabeth II a régné sans que ses sujets puissent deviner son opinion. Elle a su tenir sa langue en toutes circonstances. Never complain, never explain était sa devise. On ne peut pas dire la même chose de son fils aîné.

Je ne vous parle pas de ses frasques extraconjugales ni même du « tampongate », un épisode tellement gênant que la télésérie The Crown, pourtant maintes fois accusée de flirter avec le sensationnalisme, a refusé de l’aborder.

(Pour rappel : dans une conversation téléphonique enregistrée à son insu, Charles avait déclaré à Camilla, sa maîtresse à l’époque… enfin, bon. Tampongate. Faites vos recherches, comme on dit.)

Je ne vous parle pas de ses frasques, disais-je, mais des opinions pour le moins tranchées du nouveau roi. Il fut un temps où Charles se faisait une spécialité de semer les polémiques à tout vent. Il partageait ses points de vue sur l’architecture moderne (affreuse, se désolait-il), les OGM (un fléau), les nanotechnologies (dangereuses), l’homéopathie (très efficace)…

En 2004, le prince de Galles a même loué les bienfaits d’une cure miracle contre le cancer, qui impliquait l’absorption de litres de jus de légumes et l’administration de lavements au café. Une thérapie ridiculement coûteuse, interdite aux États-Unis…

Vous me direz que tout cela est loin derrière. Charles se préparait à être roi depuis sa naissance. Il respectera sa fonction. « Je ne suis pas si stupide », a-t-il confié à la BBC en 2018. « Je me rends bien compte que c’est un exercice distinct d’être souverain. Alors, bien sûr, je comprends parfaitement comment cela devrait fonctionner. »

Reste que toutes ces années de critiques ont marqué le personnage. Charles s’est assagi au fil du temps, d’accord, mais c’est bien lui qui se trouve sur le trône, aujourd’hui. C’est bien lui, le chef d’État. Parviendra-t-il à rester au-dessus de la mêlée, comme l’exige sa fonction ? Résistera-t-il à la tentation d’outrepasser son rôle symbolique ?

La question est sérieuse : il en va de la monarchie. Cette institution anachronique, basée sur l’hérédité, n’est défendable qui si elle demeure décorative et sans pouvoir. Elle doit éviter les controverses. Ne jamais faire de vagues.

C’est ce qu’Élisabeth II avait réussi à faire pendant sept décennies. Au Royaume-Uni, au Canada et, par-dessus tout, au Québec, on a soutenu – ou du moins supporté – la monarchie parce qu’on l’aimait bien, au fond, cette reine. Depuis le temps, elle faisait partie de nos vies. C’était personnel.

Le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, a déclaré jeudi qu’il était temps de séparer « l’institution de la personne » et de tenir un débat sur l’avenir de la monarchie au pays. Peut-être faut-il en effet dépersonnaliser le débat. D’ici là, en tout cas, Charles III a intérêt à se révéler dans toute sa grâce, à défaut de quoi le nouveau roi du Canada pourrait bien être le dernier.