Une reine, un prince de sang, des châteaux, des privilèges et des dorures que tout un pays révère.

Comment tout cela a-t-il pu tenir si longtemps dans une démocratie moderne ? Comment cela peut-il même exister encore ?

J’ai eu la réponse un jour d’avril 2011.

C’était au moment du mariage du prince William et de Kate Middleton. Un lord gallois m’avait fait visiter le parlement de Westminster.

Un millénaire avait défilé sous mes yeux. Je marchais dans les pas des rois morts, pas toujours naturellement, mais auxquels toujours un nouveau roi succédait.

Tout ça était fascinant.

Mais j’attendais surtout la réponse de Martin Thomas, ex-criminaliste « libéral-démocrate » réputé radical – du moins dans cette enceinte.

« Je vais vous confier le secret de la monarchie britannique, me dit très lentement Lord Thomas, entre deux gorgées d’un vilain thé de la cafétéria du parlement.

« Vous échouez dans ce monde, et après 12 ou 15 mois d’existence, quelqu’un se met à vous parler d’une reine. Dans mon cas, c’était un roi. Et vous grandissez. Et sa fille se marie. Je me souviens très bien du mariage d’Élisabeth avec le duc d’Édimbourg, en 1947. Puis le roi meurt. Et la reine est couronnée. Et elle a des enfants. Et ainsi de suite.

« Appelez ça un soap opera ou un conte de fées, si vous voulez, c’est profondément ancré dans nos vies. »

La reine, sa famille, tout ça fait partie du décor, « c’est pour ainsi dire la toile de fond, la tapisserie, l’étoffe sur laquelle le pays brode son histoire ».

Ne demandez donc pas aux Britanniques de s’imaginer sans reine ou sans roi. Ce serait se renier.

Ils ne sont pas tous en pâmoison devant leur monarque. Ne sont pas forcément passionnés par les péripéties de la famille royale. Mais l’abolition de la monarchie est un sujet nul et non avenu, une idée jugée largement saugrenue.

Tout bouge, tout change, dans le monde et autour de nous. Mais tout se déroule sur la même immuable tapisserie.

Tout est remis en question, tout déboule trop vite. Mais il reste cette figure immuable, permanente, rassurante – rassurante par son immuabilité même.

Élisabeth incarnait bien davantage que la permanence de l’État ; c’était la perpétuation de l’essence britannique à travers les âges et les générations. Elle était la dépositaire de l’âme insaisissable du pays, autour de laquelle il était encore possible de se rallier.

C’est la Britishness même qui vivait en elle.

N’allez donc pas demander aux sujets de saborder le navire sur lequel ils surnagent dans cette mer imprévisible.

Ce n’est pas pour rien qu’on s’écrie « Vive le roi ! » dès que la reine meurt : l’État doit survivre aux individus, qui ne font que passer.

Sauf que cette reine-ci a battu tous les records de longévité, pour finalement se confondre intimement, personnellement avec l’institution. Au point que l’opinion que l’on a de l’une est indissociable de celle que l’on a de l’autre.

Comment va évoluer le rapport à la monarchie, dont la solidité a tout de même varié au fil des siècles ?

Les derniers sondages (YouGov, 2022) indiquent que 62 % des Britanniques sont favorables au maintien de la monarchie, contre 22 % qui souhaitent son abolition. Un an après le mariage de William et Kate, l’approbation était à 75 %. Les 18-24 ans sont partagés en ce moment à 33 % pour et 31 % contre.

PHOTO VICTORIA JONES, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le prince Charles, maintenant Charles III, et la reine Élisabeth II, en 2019

Charles III ne sera jamais aussi populaire que sa mère, et pas seulement à cause de son mariage malheureux avec Diana. Il a vécu sous les feux de la rampe, alors que sa mère, mariée à 21 ans, est issue d’une époque médiatique naïve, en comparaison. Sa vie à lui n’est vue par personne comme un conte de fées. Il s’est aussi avancé quelques fois sur des terrains politiques et on ne sait pas ce qu’il fera de ses fonctions, lui qui attend son tour depuis si longtemps. Il arrive au pouvoir en pleine turbulence post-Brexit, dans un climat politique et économique tendu.

C’est vrai, le sujet n’est à l’ordre du jour politique pour aucun parti politique au Royaume-Uni, et ne le sera pas davantage – peut-être justement parce qu’il y a assez de turbulences comme ça.

La tapisserie doit demeurer, immuable, quelles que soient les péripéties de l’histoire.

Les Anglais ne sont pas des décapiteurs de rois, après tout.

Enfin, sauf une fois, en 1649. Lord Thomas m’a montré l’endroit où l’on a tranché la tête du roi.

Ah, tiens, ça me revient, il s’appelait Charles, d’ailleurs…