Depuis qu’il est arrivé en poste comme ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette n’a raté aucune occasion de se quereller avec la juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau.

Je lui ai souvent donné tort pour sa rigidité, son manque de sens pratique et son intrusion dans ce qui relève du domaine judiciaire.

Mais cette fois, il a raison d’être fâché.

Dans une sorte de coup de force syndical, la juge Rondeau a décrété que le nombre de jours où siègent les juges de la Chambre criminelle et pénale sera réduit dès cet automne. Si bien qu’il faudrait embaucher 41 nouveaux juges – une hausse de 25 % des effectifs, actuellement autour de 160.

Si le gouvernement n’obtempère pas, les délais vont immédiatement augmenter, des causes seront reportées et, peut-être, vont passer à la trappe pour cause de « délais déraisonnables ».

Il va de soi que le judiciaire est indépendant et gère lui-même ce qui relève de ses compétences. Mais l’indépendance de la magistrature n’est pas à confondre avec la souveraineté des juges, qui ne lèvent pas d’impôts à ce qu’on sache.

Jusqu’à quel point une cour peut-elle décider de réorganiser son travail sans tenir compte de l’impact sur les accusés, les victimes, les témoins… les ressources de l’État ?

C’est un jeu très délicat, très dangereux aussi, qui consiste à utiliser son indépendance de gestion pour faire pression sur le Conseil du trésor par un simple décret. Bien d’autres institutions de l’État voudraient pouvoir imposer des embauches au gouvernement. Demandez aux policiers…

Il y a longtemps que la Cour du Québec réclame l’embauche de juges supplémentaires. Depuis l’arrêt Jordan, en 2016, le nombre de juges à la Cour est passé de 290 à 319, selon le ministère de la Justice. Sur ces 319 juges, la moitié sont affectés à la Chambre criminelle et pénale. La Cour du Québec entend presque toutes les affaires criminelles, la Cour supérieure ne s’occupant essentiellement que des procès avec jury, qui représentent une minuscule partie des dossiers.

Il faut savoir que les juges de la Chambre civile font du « un pour un ». S’ils siègent une semaine pour entendre un procès, ils ont une semaine de délibéré pour préparer leurs causes et écrire leurs jugements.

Comme leurs tâches sont différentes et nécessitent moins de rédaction, leurs collègues de la Chambre criminelle et pénale font du « deux pour un ». Soit deux semaines passées à siéger pour une semaine de délibéré.

Depuis un certain temps, ceux-ci se plaignent de la surcharge de travail. Il est vrai que le droit criminel a connu une sorte d’inflation et de complexification sans précédent depuis la Charte (1982), mais en particulier depuis une vingtaine d’années.

Dans un rapport rédigé l’hiver dernier, le juge retraité Maurice Galarneau détaille tout ce qui a rendu leur tâche plus lourde – requêtes constitutionnelles incessantes, problèmes de santé mentale des accusés, médiatisation, etc.

Quiconque ayant fréquenté les palais de justice sera en mesure de confirmer ce constat : c’est beaucoup plus compliqué maintenant d’être juge à la Chambre criminelle et pénale.

Mais on pourrait dire ça aussi pour les enseignants, les policiers, les parents…

Surtout, ce rapport ne présente aucune donnée pour justifier une augmentation aussi radicale des effectifs. À part pour montrer que l’augmentation du nombre de procureurs a été fulgurante depuis 15 ans.

Pourquoi du « un pour un », au lieu de 1 pour 1,7 ? Ou 1,5 ? On ne le sait pas.

Par ailleurs, toutes les tâches ne se valent pas. Un juge qui gère les comparutions pendant une semaine n’a pas beaucoup de préparation et surtout aucune rédaction à faire. Celle qui entend une affaire complexe, au contraire, aura peut-être besoin de deux semaines de délibéré pour trois jours d’audience.

Le message que cette décision de la juge en chef envoie, c’est que la magistrature veut juste en faire moins – pour le même excellent salaire, récemment augmenté à 310 000 $ par année, pension à la clé. Personne n’est forcé de devenir juge.

Le ministre de la Justice a répliqué par un renvoi en Cour d’appel pour empêcher l’application de ce nouveau cadre de travail. Cette semaine, il s’est adressé à la Cour supérieure pour suspendre ce nouveau système en attendant la décision de la Cour d’appel – une requête rejetée immédiatement jeudi.

Les chances de succès de ce renvoi sont à peu près nulles. On voit mal la Cour d’appel se mêler de gérer les horaires de la Cour du Québec, et dire quel est le seuil raisonnable de jours passés à siéger.

Mais la question se pose. Les juges provinciaux ontariens ont un ratio beaucoup plus élevé – avec des tâches différentes, toutefois. Qu’est-ce qui est « légal » ?

Le ministre cite dans sa requête l’ancien président de la Conférence des juges de la Cour du Québec (sorte de syndicat des juges), Serge Champoux, qui a démissionné avec fracas le printemps dernier. Ce juge en rupture de ban avec ses collègues déplorait qu’on nuise au système en faisant faire moins de dossiers aux juges. (Ironiquement, le même juge Champoux écrivait l’automne précédent que les juges de la Chambre criminelle et pénale auraient dû bénéficier « depuis longtemps » du ratio « un pour un ».) On voit comment le ministre utilise politiquement la situation…

Même si le ministre Jolin-Barrette perd sa cause, il gagnera politiquement, en faisant hélas mal paraître une cour qui ne mérite certainement pas de se faire traiter de paresseuse.

La juge en chef a poussé pas mal trop et pas mal trop vite le bouchon des revendications.