Pour s’introduire dans les bureaux des anciens propriétaires de la Fonderie Horne, à Toronto, Richard Desjardins s’était fait passer pour un journaliste préparant un reportage sur l’industrie minière au Canada.

Une représentante lui avait fait une présentation étoffée. Quand elle avait mentionné la fonderie de Rouyn-Noranda, le poète abitibien avait demandé, l’air de rien : « Il n’y a pas de problèmes, là-bas ?

— Oh, oui, mais c’est une vieille usine. On ne pourrait pas imaginer une usine comme ça en banlieue de Toronto ! Mais, là-bas, il n’y a que 30 000 personnes… »

Richard Desjardins s’était levé d’un coup. « Well, I’m one of them ! », avait-il lancé avant de tourner les talons et de claquer la porte. « Là, j’ai compris, exactement, comment la fonderie considérait la population. »

C’était il y a 40 ans. Richard Desjardins préparait le documentaire Noranda, avec les réalisateurs Daniel Corvec et Robert Monderie. Depuis, rien n’a changé, constate le plus célèbre enfant de Rouyn-Noranda. « On est encore à l’époque du Klondike. »

Quand le ministre de l’Environnement, Benoit Charette, affirme, comme il l’a fait lundi, qu’on « tourne la page sur une certaine époque », Richard Desjardins hausse les épaules. Cette chanson-là, il l’a trop souvent entendue.

PHOTO EDOUARD PLANTE-FRÉCHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Les cheminées de la Fonderie Horne dominent le quartier Notre-Dame, à Rouyn-Noranda.

Autrefois, se souvient-il, les habitants de Rouyn-Noranda recevaient une notice chaque saison de chasse : « Ne consommez pas le foie des orignaux. » La compagnie distribuait des bons pour refaire la peinture des autos endommagées par les rejets d’anhydride sulfureux.

Aujourd’hui, les autorités recommandent de ne pas consommer les poissons du lac Osisko plus que deux fois par mois. Au début de l’été, la compagnie rappelle aux résidants de fermer leurs portes et leurs fenêtres quand « le goût de la mine » empoisonne l’air.

Aujourd’hui, comme à l’époque, on promet que ça va changer, mais qu’il faut être patient. Il faut être réaliste. Surtout, ne pas trop en demander à la compagnie qui nous fait vivre. Quitte à nous rendre malades.

Quand Richard Desjardins a vu le jour à Noranda, en 1948, c’est un haut dirigeant de la Noranda Mines Limited qui faisait office de maire de la ville, fondée par la compagnie.

L’artiste engagé a grandi à l’ombre des cheminées de la fonderie.

Quand j’étais tout-petit, par la fenêtre de ma chambre à coucher, je pensais que c’étaient les cheminées qui faisaient les nuages…

Richard Desjardins

Il se souvient des « puffs de soufre » qui s’en échappaient régulièrement et qui étouffaient le quartier. « On allait se cacher en dessous de la galerie ou on rentrait à la maison. C’était fort… »

Bien plus tard, en 1990, Richard Desjardins évoquera la fonderie dans l’une des plus belles chansons de son répertoire, …et j’ai couché dans mon char.

J’entends la fonderie qui rushe / Pour ceux qui l’savent pas / On y brûle la roche / Et des tonnes de bons gars 

Les grandes cheminées / Éternelles comme l’enfer / Quand le gaz m’a pogné / Chu v’nu tout à l’envers

Entendez-vous la rumeur / La loi de la compagnie / Il faudra que tu meures / Si tu veux vivre, mon ami

Rien n’a changé, sauf une chose : la ville n’est plus dépendante de l’industrie qui l’a mise au monde. Plus autant, en tout cas. La vie tourne moins autour de la fonderie.

« On est passé de 2000 à 500 hommes à l’usine, dit Richard Desjardins. Il y a des mines qui ouvrent et il y a de l’ouvrage en masse autour. J’arrive de Rouyn, et des pancartes “NOUS EMBAUCHONS”, il y en a partout. »

Les grandes cheminées, après tout, ne sont peut-être pas éternelles. Peut-être qu’elles n’ont pas à l’être.

Bien sûr, la Fonderie Horne, ce n’est pas rien en Abitibi-Témiscamingue. L’usine emploie 549 travailleurs, crée 849 emplois indirects et génère des retombées annuelles de 369 millions dans la région. Sans compter les 2,1 millions de taxes foncières versés à la Ville de Rouyn-Noranda.

Pour que ça continue, d’une décennie à l’autre, les autorités accordent des passe-droits à des multinationales milliardaires. Elles leur offrent même de généreuses subventions pour les aider à moderniser leurs équipements et à faire un peu moins de pollution, s’il vous plaît, merci bien…  

« La population, quand il y a une industrie dans la ville, elle pense que c’est l’industrie qui la fait vivre », s’emporte Michel Chartrand dans le documentaire Noranda, sorti en 1984. Mais quand c’est rendu que les enfants ont de l’arsenic dans les cheveux, ajoute le syndicaliste, il faut dire au boss : « Heille, calme-toi, mon frère ! »

Une étude venait alors de révéler des taux d’arsenic de deux à trois fois plus élevés dans les cheveux des enfants du quartier Notre-Dame. Déjà à l’époque, on savait. Pour les cancers du poumon, pour les maladies respiratoires, pour la soupe toxique de cadmium, de plomb et d’arsenic crachée par l’usine. « Il n’y a rien de nouveau là-dedans », laisse tomber Richard Desjardins.

On savait, mais au nom de la prospérité, on a toléré. Et on tolère encore.

Benoit Charette propose d’imposer à la Fonderie Horne un plafond de 15 nanogrammes d’arsenic par mètre cube d’air d’ici cinq ans. Le ministre soutient qu’il serait « impossible » d’imposer la norme québécoise de 3 ng/m⁠3.

Les gens de Rouyn-Noranda ont pourtant le droit de respirer un air aussi pur que le reste des Québécois, plaide Richard Desjardins.

Tout le monde semble dire : ça va être difficile, c’est impossible, on va y aller par étapes… C’est toujours la même directive générale : gagner du temps et de l’argent.

Richard Desjardins

« Moi, ce que je pense, c’est qu’on la ferme, l’usine ! », lance Richard Desjardins. Au moins jusqu’à ce que la multinationale présente un plan sérieux démontrant qu’elle peut se conformer à la norme québécoise.

La technologie existe. En Europe, d’autres fonderies de cuivre, pourtant tout aussi vieilles, réussissent à se conformer aux normes environnementales, souligne Richard Desjardins. C’est donc possible. Et c’est ce qu’il faut faire, si on veut vraiment tourner la page sur une époque.