Le pire, c’est de ne pas savoir. L’attente, la file, la fatigue… tout ça serait supportable si on savait à quoi s’attendre. Mais on ne sait pas. On ne nous dit rien. C’est le règne de l’arbitraire. Certains seront choisis et d’autres pas.

Catherine Lavarenne a été propulsée dans cette bulle anxiogène, vendredi. Sans quitter Montréal, elle a voyagé dans l’espace et dans le temps. Pendant 18 heures, elle a vécu dans une sorte de régime soviétique, un lieu glauque où les voyageurs immobiles passaient de l’espoir au désespoir, de la colère à la résignation, de la solidarité au chacun pour soi.

Tout cela se passait… au bureau des passeports du Complexe Guy-Favreau.

Arrivée à 5 h 30 dans l’espoir d’obtenir un passeport pour sa fille Lili, Catherine Lavarenne a vécu quelque chose comme un « trauma collectif », alimenté par un écrasant sentiment d’impuissance.

L’écrivaine montréalaise en a tiré un texte évocateur, publié aujourd’hui dans notre section Débats.

Peu après 7 h, des agents de sécurité ont brisé le fragile équilibre établi durant la nuit en déplaçant l’ordre de la file d’attente. Hé, oh ! « Je suis là depuis hier soir, moi, madame ; oui, mais moi, mon vol est à 17 h aujourd’hui, monsieur ; reprenez votre place dans la file ; il n’y a pas de file… »

Un jeune agent s’est approché pour distribuer des numéros. Très importants, les numéros. Bousculades, invectives. « L’agent avait l’air d’avoir peur », raconte Catherine Lavarenne, qui a elle-même joué du coude pour s’emparer d’un précieux bout de papier jaune. Elle a hérité du no 39, qui ne lui a finalement servi… à rien.

Catherine Lavarenne a attendu, attendu et attendu encore. Parfois, en faisant semblant de rien, certaines personnes s’approchaient des employés dans l’espoir de glaner des bribes d’informations. Elles revenaient surtout avec des rumeurs.

Des rumeurs qui enflaient et distillaient l’angoisse. Un homme et son fils, venus avec des photos non conformes, avaient dû repartir bredouilles ; la madame au chandail bleu avait eu des problèmes parce que son répondant n’était pas joignable…

Soudain, quelqu’un a chuchoté : la police. La police est là.

Il était 17 h, une heure après la fermeture officielle. « Là, on s’est dit : ça ne regarde pas bien. Ils vont nous dire de tous nous en aller. Ils ont appelé la police pour éviter qu’il y ait du grabuge. » À Laval, cet après-midi-là, la fermeture du bureau avait viré à l’émeute.

Le bureau est resté ouvert. L’attente s’est poursuivie. Au fil des heures, une solidarité s’est tissée entre les compagnons d’infortune. Tu vas où, toi ? Au Maroc, en France, à Cancún, à DisneyWorld. Ta demande, tu l’as envoyée quand ? En avril. En février. En décembre.

Personne n’avait été négligent. Tout le monde avait attendu jusqu’à la dernière minute un passeport qui n’était jamais venu.

Personne n’avait pu obtenir d’infos sur son dossier, malgré ses tentatives répétées pour savoir quoi faire, où se rendre, à quel moment, quels documents apporter…

Le téléphone ? Oubliez ça. Vous poireauterez en ligne pendant des heures. Pour rien.

Le site internet ? Il vous recommandera « d’attendre d’avoir reçu votre passeport avant de finaliser vos plans de voyage », mais aussi de « fournir la preuve que vous avez besoin du passeport dans les deux jours ouvrables ou moins »…

En complète déconnexion avec la réalité, le site vous dira aussi que le temps d’attente à Guy-Favreau est de trois heures…

À ce compte-là, autant visionner des vidéos de licornes.

Catherine Lavarenne insiste : les employés faisaient leur possible. Elle en a vu une pleurer. « On a l’impression d’être à la merci d’une machine qui est rendue trop grosse pour changer. »

C’est le système lui-même qui décide, les humains sont impuissants à le modifier. Ça, ça fait vraiment peur.

Catherine Lavarenne

À la fin, le nom de Lili a été prononcé. Soulagement. Mais culpabilité, aussi : autour d’elle, d’autres n’ont pas été appelés. Vous pouvez revenir lundi matin, leur a-t-on dit.

Les nerfs ont lâché. Il n’y avait pas de logique à cette loterie des passeports. Des gens arrivés à la dernière minute avaient obtenu le document alors que d’autres, qui avaient passé la nuit sur le béton du Complexe Guy-Favreau, repartaient les mains vides. Une fois de plus, la colère est montée.

« Mais j’ai déjà reporté mon vol deux fois, madame, a crié un homme. Quand est-ce que j’aurai mon passeport ? » Un autre a fondu en larmes : sa mère venait de mourir à Kinshasa, il ne serait pas à l’enterrement.

« Pourquoi eux, pourquoi nous ? », s’est demandé Catherine Lavarenne. Elle a eu honte de sa chance.

On entend un peu partout que c’est un problème de riches. Pas seulement. L’homme qui ne pourra pas enterrer sa mère à Kinshasa n’a pas « un problème de riches ». La dame qui voulait aller à DisneyWorld non plus. Elle économisait depuis des années pour offrir cette escapade à ses deux garçons autistes. C’était leur premier voyage ; ils en rêvaient depuis qu’ils étaient tout petits.

Lili fêtera ses 20 ans à Berlin. « Elle part en Europe après deux ans de pandémie, raconte sa mère. Elle a fait son cégep dans sa chambre devant un écran. Cela a eu un impact sur son développement, alors qu’elle puisse se permettre ça… je ne considère pas que c’est juste du luxe. »

En même temps, elle a conscience de son privilège. Ce n’est pas essentiel, ce voyage. Mais c’est important.

Consultez le témoignage de Catherine Lavarenne : « Bureau des passeports : parcours d’une combattante »