Il faut que je vous parle de la plus belle rencontre que j’ai faite cette semaine. Il faut que je vous parle d’Ann Crabtree.

Ann est autiste.

Son enfance s’est déroulée dans son propre monde intérieur. Enfant, elle refusait de jouer avec les autres, à une époque où les enfants comme elle étaient désignés comme des « schizophrènes de l’enfance ». Ann est aussi sourde, elle n’a commencé à pointer ce qu’elle désirait que vers 10 ou 11 ans, l’âge où elle a compris que les autres enfants étaient des êtres humains, comme elle.

C’est dans la quarantaine qu’Ann a commencé à apprivoiser le langage verbal. Elle a d’abord appris le langage des signes.

« Je suis chanceuse, me dit-elle, dans une conversation Zoom récente. Quand mes parents sont morts, ils s’attendaient à ce que j’aille vivre dans un foyer pour personnes âgées. Mais l’autisme a son propre calendrier et je me suis développée à mon rythme… »

Sa voix est celle d’une enfant, mais ses phrases sont complètes et compréhensibles. Elle lit sur mes lèvres et me répond du tac au tac, sans hésitation.

Ann est ambassadrice pour l’école À pas de géant, qui se consacre aux autistes de 4 à 21 ans, un établissement pionnier de l’inclusion – et de la compréhension – de l’autisme depuis plus de 40 ans.

Jusqu’à la pandémie de COVID-19, Ann se rendait une fois par semaine à l’école À pas de géant, où elle agissait comme interface entre les enfants et les enseignants. « Je peux les aider à composer avec les choses de la même façon qu’eux. Même si les personnes non autistes font de leur mieux, elles ne sont pas autistes. Elles ne savent pas ce que nous ressentons, faisons, voyons… C’est différent, pour nous. »

Justement, Ann… C’est quoi, être vous, être autiste ?

Je vis exactement dans le moment. Pour l’instant, je te parle… Je ne pense qu’à ça. Je suis dans le moment, je ressens tout. Je sens mes vêtements, je sens la chaise sur laquelle je suis assise. Contrairement aux neurotypiques, nous ressentons tout, et nous ressentons tout très intensément.

Ann Crabtree

À ce stade de la conversation, Thomas Henderson, DG de l’école À pas de géant, intervient : « À cause de cette intensité, il y a des choses qu’Ann ne peut pas faire. Comme prendre les transports en commun… »

Elle m’explique qu’elle ressent tout en même temps, que tous les stimuli sont amplifiés. Les sons (qu’elle ressent, malgré sa surdité), les odeurs, les vibrations, les couleurs, la lumière. Être touchée est un immense défi : « Me faire taper sur l’épaule peut être ressenti comme une brûlure, dit Ann. L’odeur des roses, pour les autistes, est terrible. Mais j’aime l’odeur des roches… »

Le temps est une abstraction, m’explique-t-elle. Elle est incapable de se projeter dans le temps. Si elle vit quelque chose qu’elle n’aime pas, elle est incapable de se dire « Bah, dans quelques minutes, ce sera fini… »

« Je sens que je suis prise dans ce moment pour toujours. C’est pourquoi les enfants autistes détestent les changements. Mais ce sentiment, il peut être fantastique, aussi… Quand vous vivez une belle chose ! »

Et elle a une mémoire absolument phénoménale, une mémoire photographique qui emmagasine les faits, les odeurs, les sensations, les vibrations, les moments, c’est comme si sa mémoire était une vidéothèque.

« Tout colle dans ma mémoire, dit-elle. Dans ce Zoom, avec toi, je repense aux autres Zoom. Je filme ce qui se passe en ce moment. Après, je vais revoir ce moment, comme un film. Je vais me souvenir des odeurs, de ce que je ressentais au toucher… C’est bien, mais c’est aussi mauvais.

— Pourquoi, Ann ?

— Parce qu’on ne peut pas oublier les souvenirs épeurants. »

Thomas Henderson a fait son mémoire de maîtrise sur Ann Crabtree. Il raconte la réponse spontanée d’Ann quand il lui a demandé son âge, à leur premier entretien : « Soixante-dix ans, six mois et quatre jours… »

Ce qui me fait penser que j’ai oublié de vous dire l’âge d’Ann Crabtree : elle a 77 ans. Mais c’est comme si sa vie commençait, Ann est fringante comme une trentenaire.

Je lui demande à quel moment elle a commencé à parler avec tant de fluidité, elle qui n’a appris le langage que sur le tard, en lisant sur les lèvres, d’abord (et tardivement). Réponse : quand elle a commencé à collaborer avec l’école À pas de géant, en 2010.

Sur l’écran, la femme qui me parle est intarissable, rieuse, enjouée… Et intelligente.

Depuis la COVID-19, Ann est surtout confinée. Pas grave, elle a sa vie intérieure, dans son appart, sur la Rive-Sud. Ses jouets, son iPad, ses oursons en peluche. Mais elle a hâte, très hâte, très, très hâte de retourner à l’école À pas de géant, qui va ouvrir en septembre 2023 dans le quartier Angus, dans Rosemont.

Et Ann a pris une grande décision, toute fringante qu’elle est : elle va déménager dans le quartier Angus. Elle y a acheté un condo. Il y a un parc, devant. Et, à cinq minutes de sa terrasse, le futur Centre À pas de géant, en construction grâce à une campagne de financement qui est encore en cours, fruit d’un effort qui dure depuis plusieurs années.

« Je vais pouvoir y aller chaque jour, me dit Ann, ravie. Je vais pouvoir passer toutes mes journées avec les enfants, avec le personnel. Le parc en face de chez moi est très beau. Il y a des fontaines. Le condo sera à moi. Ce sera mon chez-moi. »

Après 40 minutes de Zoom, j’étais sous le charme d’Ann Crabtree, personne atypique, qui m’avait expliqué l’autisme comme on ne m’avait jamais expliqué le spectre de l’autisme. J’ai pensé à ses parents, qui seraient fiers d’elle. J’ai pensé à tous les parents d’enfants autistes, qui les aiment et qui sont fiers d’eux.

« C’est comment, être autiste, Ann ?

— L’autisme est souvent un plus grand défi pour les personnes qui prennent soin des autistes que pour les autistes eux-mêmes… »

Elle ajoute qu’avant, les spécialistes voyaient son autisme uniquement comme un problème. Grâce à l’école À pas de géant, elle a appris à partager sa vie avec d’autres humains, dans la joie…

« Et les roches, Ann, ça sent quoi ?

— C’est une odeur réconfortante, et chaleureuse. C’est différent de l’odeur de la neige.

— La neige, ça sent quoi ?

— La crème glacée. »