Au village, tout le monde l’appelle Ben. Le fleurdelisé flotte au sommet de son garage. Chaque année, c’est lui qui organise le feu de la Saint-Jean – le plus gros du Québec, dit-on entre les branches d’épinette. Il voue un culte à René Lévesque, dont le célèbre « à la prochaine fois », oscillant entre le chagrin et l’espoir, lui a tordu le cœur, un certain soir de mai 1980.

Tunisien d’origine, Salah Ben Hassouna a choisi de vivre à Lebel-sur-Quévillon, village de Jamésie où la vie tourne autour de l’usine de pâtes et papiers. Depuis le temps qu’il habite là-bas, avec sa femme et ses trois enfants, l’électricien fait partie du paysage. Il a pris racine. Solidement.

C’est un immigrant de souche.

L’expression, surprenante, est de Raed Hammoud. Le documentariste montréalais, lui-même natif du Niger et originaire du Liban, a sillonné les régions du Québec à la rencontre de nouveaux arrivants qui se sont intégrés à leur terre d’accueil.

Il en a tiré cette série, Immigrants de souche, diffusée le mardi à TV5. « On parle souvent de l’immigration en chiffres, en termes de main-d’œuvre, jamais en termes d’humains, m’explique-t-il. J’ai voulu mettre un visage sur l’immigration. »

La série raconte par exemple l’histoire de Jean-François Kacou, Ivoirien d’origine qui a tapé « développement économique » dans Google pour voir apparaître un poste à pourvoir : directeur général de la Ville de Percé.

Jean-François Kacou a tenté sa chance. Depuis Montréal, il a roulé jusqu’au bout de la péninsule gaspésienne. Il a d’abord aperçu le Rocher, majestueux. En descendant de voiture, l’air salin lui a rappelé Grand-Bassam, en Côte d’Ivoire. Le coup de cœur a été immédiat.

Dès le lendemain, Jean-François Kacou était directeur général de Percé. Un cadeau du ciel pour ses collègues et ses employés, qui le disent efficace et ouvert d’esprit. Pour un peu, on se croirait dans La grande séduction…

PHOTO ROXANE DAGENAIS, FOURNIE PAR LA PRODUCTION

Salah Ben Hassouna, Quévillonnais d’origine tunisienne, en conversation avec l’animateur Raed Hammoud

Salah Ben Hassouna a lui aussi quitté Montréal, où il était locataire d’un misérable appartement au sous-sol d’un immeuble. À Lebel-sur-Quévillon, il est propriétaire d’une grande maison, au bord du lac. « Je peux vous le dire honnêtement, confie-t-il dans la série, j’ai arrêté d’exister et j’ai commencé à vivre depuis que je suis arrivé ici. »

Évidemment, le parcours de tout immigrant est semé d’embûches. Il serait hasardeux de généraliser à partir de ces histoires d’intégration réussie.

N’empêche, cette série fait du bien. Pour une fois, les immigrants ne sont pas dépeints en victimes d’un terrible racisme systémique ni en menace existentielle pour la nation québécoise.

Ils sont dépeints sans caricature, comme ils sont. Heureux et sans histoire. Extraordinairement ordinaires.

« Forcément, le miroir médiatique nous renvoie le négatif de l’immigration », déplore Raed Hammoud, qui assume le côté « rose bonbon » de la série. « Pour toutes les insultes racistes qu’un individu va recevoir, combien de mains tendues va-t-on lui offrir ? Seront-elles filmées ? Les médias feront-ils une heure spéciale là-dessus ? »

À force de parcourir le Québec, Raed Hammoud a bien documenté quelques dérapages racistes. Pas beaucoup. Ce qu’il a surtout vu, c’est de la bienveillance. De la chaleur humaine. Du bonheur. « Comme partout dans le monde, du moment que les gens se connaissent, les barrières tombent. On finit par voir ce qui nous unit plutôt que ce qui nous divise. »

La semaine dernière, les données de Statistique Canada ont montré à quel point le Québec était frappé par le vieillissement de la population. Rien de réjouissant. La proportion de personnes âgées de 65 ans et plus grimpera à 26 % en 2043. C’est énorme.

Ça voudra dire moins de travailleurs pour faire rouler l’économie. Donc moins d’argent pour financer les écoles, les hôpitaux, les soins aux aînés, etc.

Déjà, la pénurie de main-d’œuvre fait mal en région. « Quand j’entends des gens parler […] des seuils d’immigration [trop élevés], je me dis : eux autres à Québec, ils l’ont l’affaire en maudit », ironise Gérald Lemoyne, ancien maire de Lebel-sur-Quévillon, dans Immigrants de souche. « Ils sont bons pour gérer leurs bureaux, mais je ne suis pas sûr qu’ils soient bons pour gérer le Nord-du-Québec. »

« Prenons-en moins, mais prenons-en soin », avait dit le premier ministre François Legault, selon qui des seuils d’immigration trop élevés menaceraient la capacité d’intégration culturelle et linguistique des nouveaux arrivants.

À Montréal, ça se discute. Mais en région ? Qui peut croire un instant que la capacité d’intégration du Saguenay, qui compte 1,3 % d’immigrants, a atteint sa limite ?

Le problème, bien sûr, c’est que seulement 27 % des immigrants choisissent de s’établir à l’extérieur de la région métropolitaine de Montréal. Comment les inciter à aller voir ailleurs ?

Il faut expliquer [aux immigrants] qu’au-delà de Saint-Léonard, de Montréal-Nord et de Côte-Vertu, il y a moyen de s’intégrer et de travailler en région. Il faut montrer que ces perspectives existent, et c’est pour ça que j’ai voulu faire cette série.

Raed Hammoud, documentariste et animateur de la série Immigrants de souche

Le documentariste montréalais confie que, s’il était tombé sur une série pareille pendant ses années de galère à desservir les tables au Peel Pub, il serait peut-être allé tenter sa chance à l’autre bout de la 20.

Ça reste un saut dans le vide. Vertigineux. Quitter Montréal pour s’établir en région, ça signifie aussi quitter sa communauté, abandonner ses repères.

Et pourtant, les immigrants auraient intérêt « à sortir de leur zone de confort et à découvrir la terre qui les a accueillis », estime Jean-François Kacou dans Immigrants de souche.

Lui a fait le choix de sauter dans le vide. Au début, les gens de Percé étaient un peu sceptiques, admet Jason, employé de la voirie. Ils se disaient : « Qu’est-ce qu’il va venir faire icitte ? Il ne connaît pas la Gaspésie ! », raconte-t-il dans la série. « Mais lui, il en a fait sa place. Comme il dit, c’est sa ville, maintenant. C’est son chez-eux. »

La série documentaire Immigrants de souche, réalisée par Félix Trépanier, est diffusée tous les mardis à 20 h à TV5. Elle est aussi offerte sur le portail TV5Unis.