Pour avoir autorisé le projet pétrolier de Bay du Nord, le ministre fédéral de l’Environnement Steven Guilbeault s’est mis au ban de sa vieille famille écologiste. Son compagnon de route Hugo Latulippe, le cinéaste, l’a éreinté en ces mots :

Je t’ai écouté à la radio, ce matin
Attentivement
J’ai reconnu tes hésitations
Aux bons endroits
Celles qui trahissent malgré tout l’homme éclairé, conséquent
L’homme de convictions
Celui que je connais
Je le sais quand tu dis le contraire de ce que tu penses
Je le sais mon ami
Je te reconnais
Je n’en crois pas mes oreilles
Qui l’eût cru, Steven, il y a 20 ans
Que ce serait toi qui ferais la narration de notre faillite à la radio ?
De notre faillite d’écologistes
De notre faillite générationnelle

Le statut Facebook de Hugo Latulippe était coiffé d’une photo d’« il y a 20 ans », celle où Steven Guilbeault est en état d’arrestation après avoir escaladé illégalement la tour CN pour y dérouler une banderole accusant le Canada et les États-Unis d’être des climate killers, des « tueurs de climat ».

Vingt et un ans plus tard, le militant écologiste est ministre de l’Environnement du Canada. Je le dis sans méchanceté : Steven Guilbeault découvre qu’escalader la tour CN est moins complexe que naviguer dans la mer remplie d’icebergs de la realpolitik.

Il n’est pas le premier.

Bay du Nord, c’est au minimum 300 millions de barils de pétrole de 2028 à 2058, au large de Terre-Neuve.

Bay du Nord, c’est un projet pétrolier autorisé par Ottawa deux jours après que le GIEC a encore une fois sonné l’alarme sur le dérèglement climatique, plus sévère qu’anticipé. La science est claire : il est urgent de cesser de brûler du gaz et du pétrole.

Réponse d’Ottawa : on va brûler du pétrole quand même.

Realpolitik ? La province de Terre-Neuve-et-Labrador voulait le feu vert du fédéral pour des raisons évidentes : son économie tousse, ses finances publiques souffrent. Le gouvernement Trudeau a jonglé avec l’idée de ne pas autoriser Bay du Nord en donnant des milliards à Terre-Neuve-et-Labrador. Elle n’a pas été retenue. Refuser Bay du Nord aurait été un symbole fort du gouvernement Trudeau.

Steven Guilbeault a donc dû avaler cette couleuvre. Mais Steven Guilbeault n’est pas n’importe quel ministre de l’Environnement : il est Steven Guilbeault, justement, ex-visage de Greenpeace au Québec pendant des années, dénonciateur des tueurs de climat.

Mais il fait partie d’un gouvernement qui doit gouverner pour tous les Canadiens. Parmi ces Canadiens : des milliers de personnes qui vivent encore de l’extraction du gaz, de l’extraction du pétrole. Il fait partie d’un gouvernement qui doit être réélu. Qui a des sièges à Terre-Neuve-et-Labrador et dans les Maritimes. Qui ne veut pas les perdre.

Je ne dis pas que c’est juste, je ne dis pas que c’est bien. Je dis que ça fait partie de la réalité politique, avec tout ce que cela comporte de calculs contre nature et de grands écarts qui déchirent les muscles ischiojambiers des ministres, forcés de garder le sourire en nous assurant que tout va bien se passer, que leurs adversaires sont pires qu’eux.

Oui, raisonne-t-il, on autorise Bay du Nord…

Mais le plan climat que j’ai présenté quelques jours auparavant a des cibles qui surpassent de loin les GES générés par Bay du Nord.

Ce qui est vrai.

Mais ce qui pourrait très bien être faux, car d’un côté, les GES liés à Bay du Nord pour l’extraction de (au minimum) 300 millions de barils de pétrole en 30 ans et leur combustion sont très, très concrets…

Et de l’autre côté, les cibles de M. Guilbeault ont beau être « ambitieuses », elles ne sont que ça : des cibles.

Et le Canada n’a historiquement jamais respecté ses cibles de réduction des GES, que ce soit sous les libéraux ou sous les conservateurs.

Ajoutez à cela que le plan de M. Guilbeault fonde beaucoup d’espoirs sur deux variables qui n’ont pas fait leurs preuves : le captage et le stockage du carbone, ainsi que l’apport de l’hydrogène dans la réduction des GES…

Bref, le calcul climatique de Steven Guilbeault relève de la même logique que le gars qui veut perdre du poids mais qui décide de manger le pot de crème glacée en se promettant d’aller plus souvent au gym, la semaine prochaine.

Hugo Latulippe a évoqué 1984 d’Orwell, monde dystopique où le sens des mots est détourné, où ils signifient le contraire de ce qu’ils décrivent. Il reproche à son ami Guilbeault de dire que « la guerre, c’est la paix ».

On peut personnaliser le débat, et je comprends les amis de Steven Guilbeault, compagnons de route écologistes, de se sentir personnellement trahis.

Mais je pense que la faute est ailleurs. Le hic, c’est que l’environnement, ce n’est pas SI important dans la conscience de SUFFISAMMENT de gens. C’est UNE priorité, parmi d’autres, souvent plus immédiates, plus concrètes. Ce n’est pas la première fois que je souligne ça1.

Le résultat, c’est qu’il n’y a pas de grand prix politique à payer pour être peu ambitieux dans la réduction des GES, dans ce pays. Gouvernements, partis : qui a déjà perdu des élections pour manque d’ambition, sur l’environnement ?

J’ai beau chercher, je ne trouve pas.

Écorcher personnellement Steven Guilbeault, lui mettre le singe climatique sur le dos, sur son seul dos, c’est faire l’économie de notre propre indolence collective à ce sujet. Guilbeault fait ce qu’il peut avec l’appui populaire réel dont il dispose envers la lutte climatique.

Je dis que cet appui collectif n’est pas assez fort pour que Steven, l’ancien écologiste, soit fier de Guilbeault, le ministre.

1. Lisez la chronique « L’environnement, ce n’est pas important »