Il n’y aurait probablement pas eu de deuxième procès de Jacques Delisle, de toute manière.

L’homme a 86 ans, bientôt 87. Il a purgé neuf ans de pénitencier pour le meurtre de sa femme, dont il se dit toujours innocent. Treize ans après la mort de Nicole Rainville, au pire l’affaire se serait conclue par un aveu de culpabilité de l’ex-juge à un crime moindre (incitation au suicide, homicide involontaire…). Avec « temps fait » comme peine.

Ce que le juge Jean-François Émond dit dans son jugement du 8 avril, ce n’est pas qu’il y a eu « erreur judiciaire ». Ni que Delisle est innocent. C’est qu’en l’état actuel du dossier, il ne peut plus y avoir de procès juste.

Une partie cruciale du rapport de pathologie a été détruite par négligence. Faire un deuxième procès dans les circonstances aurait été abusif et n’aurait pas permis à l’accusé de se défendre adéquatement. C’était la bonne décision à rendre, et le moment de clore ce dossier.

Il n’en demeure pas moins plein de zones d’ombre quant à ce qui s’est réellement passé. Il n’en demeure pas moins que le juge Delisle a eu un comportement étrange et n’a pas été honnête dans les diverses versions qu’il a livrées. Il n’en demeure pas moins, enfin, qu’il a commis une erreur impardonnable en ayant la prétention de ne pas témoigner pour sa défense, quand on l’accusait d’avoir assassiné sa femme. Le jury ne l’a pas condamné pour rien.

Le 12 novembre 2009, c’est Jacques Delisle lui-même qui appelle le 911 dans son appartement de la Haute-Ville de Québec. Nicole Rainville, sa femme, venait de se suicider, disait-il.

Delisle a alors 74 ans. Il vient de prendre sa retraite du plus haut tribunal du Québec. Il a été avocat en vue, puis juge à la Cour supérieure, et enfin à la Cour d’appel, où il en menait large, superbe, souvent arrogant.

Sa femme, quant à elle, était handicapée, ne s’étant pas remise d’un AVC.

Dès le départ, les policiers et les ambulanciers trouvent étrange le comportement du juriste, qui évoque une dispute. Il dit qu’il est allé faire une marche et qu’en revenant, il a trouvé sa femme morte. Le tempérament suicidaire de son épouse depuis ses graves ennuis de santé a été avancé.

Plus étrange, on se demande comment la femme, droitière ayant perdu l’usage de son bras droit, a pu armer le pistolet italien de son mari. Et puis, cette tache de noir de fumée dans la paume de la victime… Comment l’expliquer, sinon par le fait qu’elle aurait mis sa main sur le canon au moment où quelqu’un l’appuyait sur sa tempe ?

Quelques mois plus tard, ce qui avait été présenté comme un suicide est devenu officiellement un meurtre pour la police, et l’homme de loi s’est retrouvé accusé.

La poursuite a établi qu’il entendait refaire sa vie avec une autre femme, et plaidait que ç’aurait été le mobile du meurtre.

Delisle, représenté par l’avocat le plus fameux de Québec, sinon du Québec, Jacques Larochelle, a basé sa défense essentiellement sur une preuve d’experts. Des jours ont été consacrés à déterminer l’angle dans lequel le projectile fatal a pénétré le cerveau de la victime. À 30 degrés, disait la poursuite : la victime n’aurait pu physiquement tenir l’arme ainsi ; à 90 degrés, disaient les experts de la défense.

Tout ce débat technique, aussi important soit-il, ne saurait faire passer sous silence ce que Delisle lui-même a qualifié de pire erreur de sa vie : se taire à son procès. Légalement, bien sûr, chacun a droit au silence.

Mais comment un homme de loi accusé d’avoir tué la mère de ses enfants peut-il ne pas parler à ses juges ? Déjà qu’il a été peu coopératif avec les policiers. Et au moment ultime, il ne se lève même pas pour dire ce qui s’est passé ? Bien sûr, il aurait fallu expliquer pourquoi il avait une arme non enregistrée. Pourquoi il l’avait donnée à sa femme. Ce qu’il avait bien pu lui dire. Ce qu’il projetait avec cette autre femme.

Mais l’autre option, c’était de laisser le jury conjecturer. Ces 12 personnes devaient toutes se dire qu’à sa place, elles se seraient levées pour défendre leur innocence…

Cette gaffe monumentale restera dans les annales.

Les années qui ont suivi ont été une suite de revers pour Jacques Delisle. La Cour d’appel (où siégeaient des juges n’ayant pas été ses collègues), « sa » Cour d’appel, a confirmé sa condamnation. La Cour suprême n’a pas même cru bon d’entendre l’affaire.

Ses vieux amis juges, symboles eux-mêmes du crédo de la justice, incarnation de l’establishment judiciaire, ont commencé à critiquer le système judiciaire et à parler d’« erreur judiciaire ». Pour eux, Jacques Delisle a été victime d’une sorte de discrimination due à son haut rang : pour ne pas avoir l’air de favoriser un ancien juge, les tribunaux auraient été plus sévères envers lui – ce n’est pas mon avis, mais c’est ce qui circule dans certains cercles.

Après avoir monté un dossier pendant des années, notamment avec sept pathologistes indépendants, les avocats de Jacques Delisle ont finalement obtenu, l’an dernier, une ultime révision du dossier. C’était seulement la septième fois de l’histoire judiciaire que ce pouvoir extraordinaire et très bien balisé d’ordonner un nouveau procès était exercé par le ministre fédéral de la Justice. Les contradictions dans le dossier technique – balistique et pathologie – soulèvent une réelle possibilité d’erreur judiciaire, a-t-on conclu.

Quelle erreur au juste ?

On en revient à la possibilité du suicide. La défense n’a pas à prouver que c’était impossible. La défense n’a pas à expliquer cette tache de noir de fumée dans la paume de la victime (comment la fumée peut-elle se retrouver là, sinon parce que la victime s’est défendue en mettant sa main sur le canon ?). La défense n’a pas non plus à montrer par quelle acrobatie digitale Nicole Rainville pouvait se suicider « comme ça ».

C’était le travail de la poursuite de prouver hors de tout doute qu’il s’agissait d’un meurtre.

Or, ces experts viennent apporter un autre éclairage et une autre analyse de la preuve. La forme du trou dans le crâne et les fragments d’os de l’ouverture ; le lieu où le projectile a été trouvé dans le crâne… tout ça viendrait corroborer la thèse du suicide. Ou du moins soulever un gros doute sur la thèse de la police.

Le hic ici, c’est que le pathologiste André Bourgault a détruit des éléments de preuve essentiels à la défense, si jamais il y avait eu un deuxième procès. Lesquels ? Des « lames » du cerveau de la victime, c’est-à-dire le cerveau coupé en tranches. Le pathologiste a utilisé cette analyse pour affirmer que la trajectoire du projectile fatal était de 30 degrés, de l’avant vers l’arrière (ce qui rend le suicide physiquement impossible). Mais tout cela, le cerveau lui-même, les lames et les photos, a été détruit. Impossible donc d’entreprendre une contre-analyse.

Pour les avocats de la poursuite, ce n’est pas très grave, car plusieurs autres preuves pointent vers la culpabilité – position difficile de tir, tache dans la main, mobile, déclarations de Delisle, etc.

Mais pour la défense, c’est une pièce majeure qui est inaccessible.

Or, ce n’est qu’après le procès qu’on a appris cette destruction et l’ampleur de l’imprécision de l’analyse. Si l’on ajoute à cela les déclarations ambiguës, souvent contradictoires du pathologiste André Bourgault au fil des procédures, il devient difficile de dire qu’un deuxième procès pourrait vraiment être juste.

Les 20 dernières années nous ont enseigné à quel point la preuve « scientifique » de la pathologie judiciaire peut causer des erreurs judiciaires quand elle est mal gérée. Il n’y a pas de justification pour qu’une preuve aussi importante, dans une affaire de meurtre, ne soit pas bien documentée, encore moins pour qu’elle ne soit pas conservée. C’est contraire aux normes contemporaines, ça va de soi.

Dans le contexte, donc, le juge Émond n’avait pas vraiment d’autre choix que de fermer ce dossier judiciaire.

Ça ne veut évidemment pas dire qu’on connaît « toute la vérité ».

À moins de croire la dernière des versions incomplètes de Jacques Delisle, le mystère demeure sur ce qui s’est vraiment passé entre cet homme et cette femme, ce soir tragique de 2009.

Mais pour la justice, du moins, l’affaire est classée.