Le match de lutte gréco-romaine entre le ministre de la Justice et la juge en chef de la Cour du Québec prend une tournure franchement ridicule.

Pour empêcher la Cour d’exiger la connaissance de l’anglais pour certains postes de juge dans la grande région de Montréal, le ministre Simon Jolin-Barrette entend faire voter un article de loi.


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Simon Jolin-Barrette, ministre de la Justice

Bref rappel. Tout commence quand le ministre réalise que pour certains postes de juge, la Cour exige, ô scandale, la connaissance de l’anglais des postulants à cette fonction bientôt payée 310 000 $ par année. C’est effectivement un droit pour un citoyen d’être jugé dans sa langue, français ou anglais ; pour des raisons pratiques élémentaires, il faut dans certains districts avoir du personnel bilingue sous la main.

Le ministre, qui est aussi le ministre gardien de la Langue française, a interdit cette exigence pour quelques concours de juge. La juge en chef, Lucie Rondeau (nommée par le Parti québécois, en passant), a fait des sorties médiatiques outrées. Elle a même porté l’affaire devant la Cour supérieure, qui a dit essentiellement au ministre de se mêler de ses affaires : qu’il nomme les juges, mais qu’il laisse la Cour dire dans quel cas on a besoin d’un candidat bilingue.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Lucie Rondeau, juge en chef de la Cour du Québec

Cette semaine, on apprenait que M. Jolin-Barrette n’en appellerait pas de ce jugement. Mais il ne s’y soumettra pas pour autant : il va modifier la loi pour faire en sorte que l’exigence du bilinguisme soit abolie, sauf si c’est justifié – selon lui.

On devine que cet article de loi lui-même sera contesté, et rebelote : on se retrouvera en cour de nouveau.

On devine surtout que tout cela est devenu très « personnel » et franchement malsain. Quand la Cour du Québec a annoncé au cours de l’hiver un allègement de la charge de travail des juges de la chambre criminelle, on ne pouvait s’empêcher d’y voir une sorte de mesure de rétorsion, forçant à nommer plus de juges pour éviter des délais, même si on nous assure que ça n’a rien à voir.

Les deux se sont aussi affrontés sur les modalités du « tribunal spécialisé » en matière de crimes sexuels.

Une chicane publique permanente entre le procureur général et la juge en chef de la cour gérant le plus grand nombre de causes au Québec, ça fait désordre pour ne pas dire : ça fait dur.

La querelle n’a pourtant pas de raison d’être. Ce n’est pas un « droit » pour un avocat d’être nommé juge ; on est plutôt nommé juge pour protéger les droits des citoyens et trancher des litiges. Que, pour certains districts au Québec où le volume le justifie, la connaissance de l’anglais soit exigée n’a rien de choquant. La question se pose de savoir qui doit en décider. Le ministre ou la Cour, qui connaît le terrain ? La réponse me semble évidente.

C’est d’ailleurs un faux problème, puisque la grande majorité des juges et des candidats de ces districts sont bilingues de toute manière. Eh oui, pour certaines fonctions dans certains endroits, la connaissance de l’anglais est une compétence plus que pertinente.

Il faut peut-être arrêter de confondre protection et promotion du français et peur du bilinguisme. Les étudiants québécois devraient mieux maîtriser le français ; mais ils devraient aussi mieux apprendre l’anglais – comme les Allemands, les Néerlandais, les Scandinaves…

Oui, mais ailleurs au Canada ? En effet, le niveau de bilinguisme est lamentable chez les professionnels anglo-canadiens hors Québec. À commencer par les titulaires de hautes fonctions fédérales, dont l’unilinguisme généralisé, banalisé est honteux.

Mais je n’ai jamais pensé qu’il fallait de la réciprocité dans la nullité pour trouver le juste équilibre.

Et, plus important, on parle ici d’une cour de 300 juges ; des gens choisis en principe parmi les meilleurs de la profession. Des gens qui, une fois nommés, sont inamovibles, très bien payés et pensionnés. C’est vraiment exorbitant de maîtriser une deuxième langue – pour certains d’entre eux, dans certaines régions du Québec ? Est-ce la job du ministre, très loin de la vie des palais de justice, de dire où ? Pas vraiment, me semble.

À partir du moment où il existe un droit d’être jugé dans sa langue, le manque de juges ou de procureurs bilingues force ou bien le report des dossiers, ou bien le recours complexe, lourd et inefficace à des interprètes.

Ce n’est même pas un gros problème à régler.

Mais ça le devient quand deux branches du gouvernement sont en conflit ouvert. Ça n’aide évidemment pas que le procureur général, censé être au-dessus de la mêlée, soit aussi responsable de la Langue française et leader du gouvernement, deux rôles politiquement très chargés.

On est descendus au conflit lourd de personnalité où l’on échange des poursuites et des amendements législatifs.

Sans médiation, tout ça ne peut que dégénérer encore un peu, et on peut entrevoir un conflit politique encore plus important entre le judiciaire et l’exécutif à Québec.

Ça peut être attrayant politiquement, ce genre de match. Mais ça n’aidera évidemment pas la langue française et ça ne fera que fragiliser notre système de justice.