C’est un drame qui a tétanisé le Québec en juillet 2020. Martin Carpentier disparaît avec ses deux filles, Norah et Romy. Trois jours après la disparition, les fillettes sont retrouvées mortes dans un bois, à Saint-Apollinaire.

Leur père s’est donné la mort après les avoir tuées.

Et pour ajouter au tragique, la mère des petites, Amélie Lemieux, avait lu peu après le drame un message entourée de ses proches, devant les médias, après s’être recueillie au parc des Chutes-de-la-Chaudière : « Vous êtes toute ma vie. »

Impossible de regarder cette scène sans avoir une boule dans la gorge. La souffrance de cette mère était là, devant nous, brute.

La Sûreté du Québec avait mené des recherches dans le secteur pendant trois jours. Dans les médias, on avait vu les policiers ratisser les secteurs boisés, l’hélicoptère de la SQ survolant la région.

La SQ avait conclu que dans le bois, le drame s’était joué rapidement et qu’elle n’aurait pu rien faire pour l’éviter.

Il y avait pourtant des faits énigmatiques dans cette affaire, des zones d’ombre. La SQ n’a pas déclenché rapidement l’alerte AMBER. L’enquête commence avec la découverte de l’automobile accidentée de Martin Carpentier, sur l’A20.

Où sont les occupants de la voiture, par exemple ?

Les premiers agents ne le savent pas, ne soupçonnent pas immédiatement que cet accident – et les occupants introuvables – puisse cacher quelque chose de sinistre.

Au dépôt du rapport de la coroner Sophie Régnière, en novembre 2021, la mère des fillettes, Amélie Lemieux, blâmera la SQ1, parlera d’« inaction » des policiers : 18 heures s’étaient écoulées entre la découverte de l’accident sur la 20 et le meurtre des deux fillettes.

Mme Lemieux en avait particulièrement contre la décision de la SQ de ne pas alerter le public plus rapidement, au moyen de l’alerte AMBER.

La coroner Régnière, justement, soulignera dans son rapport2 que la SQ aurait pu et dû déclencher plus rapidement l’alerte AMBER. Elle soulignera aussi que la SQ aurait dû mieux collaborer avec les agents de la Faune. Et que les policiers se sont heurtés au mutisme du personnel hospitalier qui, prétextant la confidentialité des dossiers personnels, a refusé de collaborer au sujet de Martin Carpentier.

En entrevue avec Radio-Canada au dépôt de son rapport3, la coroner Régnière dira aussi que cette enquête ne fut comme aucune autre, pour elle. La coroner restait sur son appétit, malgré une enquête approfondie.

Je la cite : « J’ai l’impression de ne pas avoir fait mon travail, alors que je l’ai fait, mais je suis rendue au bout du parcours. »

Affaire classée ?

En surface…

Parce que la journaliste qui a fait cette entrevue avec la coroner, Marie-Pier Bouchard, a mené sa propre enquête sur cette affaire, qu’elle avait suivie dès le départ. Des policiers actifs et retraités lui ont confié que, oui, il y avait des zones d’ombre dans la traque de la SQ pour retrouver, en juillet 2020, les fillettes.

Et Marie-Pier Bouchard a diffusé le résultat de son investigation à l’émission Enquête, il y a deux semaines4 : les zones d’ombre n’étaient pas dans les problèmes de communications ou à propos de l’heure exacte du déclenchement de l’alerte AMBER.

Les erreurs de l’enquête policière sont plutôt dans le déploiement des effectifs de l’unité spécialisée en « recherche terrestre » de la Sûreté du Québec. Il existe une telle chose que des policiers spécialisés en recherche terrestre de personnes manquant à l’appel.

Il ne s’agit pas simplement de faire des battues dans la forêt pour trouver des personnes disparues, avec le soutien d’un hélicoptère doté de caméras thermiques. C’est une spécialisation en soi, la « recherche terrestre », ça demande une expertise particulière.

Première zone d’ombre : la SQ a démantelé son unité de 70 policiers en 2019, pour les redéployer dans des postes autoroutiers. Et quand des personnes disparaissent, à qui fera-t-on appel ? À des patrouilleurs qui n’ont pas forcément une expertise en recherche terrestre.

La journaliste a recueilli les confidences d’Alain Croteau, un des coordonnateurs de l’unité de recherche terrestre de la SQ, jusqu’en mars 2021. Rechercher des gens en forêt est un job spécialisé, dit-il dans le reportage d’Enquête : « Moi, on me dit : “Quand tu auras une opération de recherche, tu prendras du personnel à droite et à gauche dans les postes”… C’est pas de même que ça fonctionne. »

Avant même la disparition des fillettes, la SQ avait donc perdu de l’expertise avec la dissolution de cette unité de recherche terrestre.

Fait à souligner : des policiers inquiets avaient même alerté le cabinet de la ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, au sujet de cette perte d’expertise.

Deuxième zone d’ombre : l’enquête elle-même, dans ces jours de juillet 2020, dans le bois. Des indices ratés (des empreintes de sandale), des décisions hautement discutables sur les zones à prioriser, l’utilisation même de l’hélicoptère qui serait à peu près inutile dans un cas semblable – 5 % d’efficacité –, et le manque d’effectif policier…

La SQ n’a pas voulu accorder d’entrevue à la journaliste Marie-Pier Bouchard, prétextant vouloir attendre la diffusion du reportage.

Et une fois le reportage diffusé, la SQ a diffusé un communiqué à l’interne, communiqué qui disait essentiellement ceci : on a fait tout ce qu’on pouvait et devait faire, selon les règles de l’art…

Il est permis d’avoir de sérieux doutes quant aux certitudes de la SQ sur la qualité de son travail dans l’affaire Carpentier, disons.

La coroner Régnière, elle, a des doutes. Après être passée à côté des faits révélés par Radio-Canada, elle a demandé un complément d’enquête à un enquêteur du Service de police de la Ville de Montréal. Une procédure très rare.

Il ne faut pas être de mauvaise foi, après avoir visionné le reportage de l’émission Enquête, pour soupçonner que la Sûreté du Québec a fait des erreurs importantes, en juillet 2020.

Ces soupçons sont-ils fondés ?

Les faits révélés par la journaliste confirment une chose : ce n’est pas à la SQ de faire son autodiagnostic dans cette affaire.

La SQ, dans ses communications, semble surtout préoccupée par son image. Or, l’image de la SQ, quand deux fillettes sont mortes, on s’en fiche totalement. Ce qui compte, c’est d’avoir les faits, le contexte et le diagnostic réel. Pour apporter des correctifs, s’il s’avère que la SQ doit en apporter.

La mère de Norah et de Romy, Amélie Lemieux, exige pour sa part une enquête publique. Son questionnement est fondamental : Norah et Romy auraient-elles pu être sauvées par une SQ plus efficace, en juillet 2020 ?

C’est une question légitime.

Ce serait la moindre des choses que le gouvernement de François Legault aide Amélie Lemieux à avoir des réponses, par l’entremise d’une enquête publique.

À moins que le gouvernement, comme la SQ, soit davantage préoccupé par la gestion de son image dans cette affaire.

1. Lisez un article du Journal de Québec 2. Lisez un article de La Presse 3. Lisez un article de Radio-Canada 4. Lisez le reportage d’Enquête