Comment le Québec peut-il être encore en état d’urgence sanitaire alors que les chanteurs du dimanche sont de retour dans les karaokés ?

Comment le gouvernement peut-il continuer à s’attribuer des pouvoirs exceptionnels tout en permettant aux Québécois de retrouver une vie à peu près normale ?

J’ai relevé cette contradiction dans une chronique, la semaine dernière. Depuis, je crois avoir compris ce qui motive le gouvernement. Ce n’est pas de jouer au régime autoritaire – quoique la gouvernance par décrets a clairement ses avantages, de son point de vue.

Lisez « Il faut lever l’état d’urgence »

Non, si le gouvernement hésite tant à lever l’état d’urgence, c’est parce qu’il craint de voir le réseau de la santé s’effondrer sous ses yeux.

Quand on pense état d’urgence sanitaire, on pense mesures coercitives : couvre-feu, fermeture des commerces, zones rouges bouclées par la police.

On n’en est plus là. On n’est plus dans l’urgence des premiers mois. Le gouvernement pourrait très bien maintenir certaines consignes, comme celles concernant le passeport vaccinal et le port du masque, avec l’appui de l’Assemblée nationale.

Il pourrait lever l’état d’urgence, comme l’ont fait en juin l’Ontario et la Colombie-Britannique. Quitte à le déclarer à nouveau, si le variant Omicron devait provoquer une vague capable de nous submerger.

Au moment où les pays riches discutent dose de rappel, la panique mondiale suscitée par l’émergence de ce nouveau variant en Afrique australe devrait d’ailleurs nous réveiller – enfin – sur le cul-de-sac vers lequel nous mène le nationalisme vaccinal. Jamais cette pandémie ne prendra fin tant que la planète entière ne sera pas vaccinée.

Mais ce n’est pas pour contrer un éventuel variant dévastateur que le gouvernement ne lève pas l’état d’urgence. C’est plutôt parce qu’il se sert de ce décret d’exception pour colmater les brèches d’un réseau épuisé, malmené et fragilisé par la pandémie.

Ça lui permet notamment d’accorder des primes aux travailleurs de la santé à bout de souffle.

Au moment de la dernière paie, le gouvernement a versé 44,5 millions en primes aux employés du réseau. Jusqu’à présent, il leur a versé 2,16 milliards. Juste en primes. Pour les encourager à ne pas lâcher.

L’état d’urgence permet aussi à Québec de faire fi des conventions collectives et d’employer 30 000 personnes qui n’ont pas les compétences requises. Encore une fois, l’objectif est de soulager les employés réguliers et d’éviter que le réseau ne croule sous la pression.

En levant l’état d’urgence, ces mesures tomberont d’un coup. Les employés temporaires seront remerciés. Les primes disparaîtront. Combien de travailleurs de la santé décideront de tirer leur révérence ? Faudra-t-il réduire les soins à la population ? À Québec, c’est une crainte réelle.

Ça en dit long sur l’état du réseau de la santé.

Un réseau tellement fragile qu’il faut le maintenir sous respirateur artificiel. En état d’urgence permanent.

Les cinq grands syndicats représentant les employés du réseau veulent que ça cesse.

Le 17 novembre, ils ont déposé une plainte contre le gouvernement au Tribunal administratif du travail. Leur démarche vise à « stopper le recours abusif et systématique du gouvernement à l’état d’urgence et aux décrets des conditions de travail ».

Ils rappellent que la pénurie de personnel « n’a rien à voir avec l’urgence sanitaire », puisque cette pénurie existait bien avant la pandémie.

Pour François Legault, c’est « le monde à l’envers » : les syndicats rouspètent quand le gouvernement verse des primes à leurs membres…

Mais ce qui fâche surtout les syndicats, c’est que depuis le début de la pandémie, Québec fait comme s’ils n’existaient pas. Les conventions collectives non plus.

« La crise sanitaire ne doit pas être un prétexte pour justifier de continuer à gérer par arrêtés ministériels », prévient Josée Marcotte, vice-présidente de la Fédération de la santé et des services sociaux (FSSS-CSN).

Selon elle, cette façon de faire produit le résultat contraire à l’effet désiré : elle épuise les employés et les pousse vers la sortie. « Chaque fois qu’il y a un arrêté ministériel, il y a des vagues de départs. »

Le gouvernement estime pourtant qu’il n’a pas le choix.

Il fait valoir que les mesures contraignantes du début de la crise – comme l’arrêté 007, qui permettait d’annuler des vacances et d’imposer des quarts de 12 heures – ne sont plus appliquées depuis des mois. Désormais, on parle de mesures incitatives, de primes.

Si on les annule, tout risque de foutre le camp.

Et pourtant, il faudra bien lever l’état d’urgence.

Le gouvernement vise le début de 2022. Il travaille à un projet de loi pour maintenir certaines mesures pendant quelques semaines, voire quelques mois.

Ça n’arrivera pas avant la fin de la campagne de vaccination des enfants de 5 à 11 ans. Les 8000 vaccinateurs qui y participent sont des vétérinaires, des nutritionnistes, des infirmières à la retraite, etc. Tous recrutés par arrêtés ministériels.

D’accord, mais après ? La pénurie d’infirmières ne se réglera pas miraculeusement dès la levée de l’état d’urgence. Et le gouvernement n’aura pas les moyens de verser des primes indéfiniment…

Personne ne peut prédire ce qui va se passer. Mais en attendant, c’est la démocratie qui souffre de la situation.

Depuis 20 mois, le gouvernement s’arroge des pouvoirs extraordinaires. Il n’a pas à consulter l’Assemblée nationale, ni à respecter les conventions collectives, ni à lancer des appels d’offres pour accorder des contrats.

« Cela ne nous fait pas plaisir. Moi le premier, j’ai hâte d’enlever l’urgence sanitaire », a assuré François Legault, mardi en point de presse.

Le cabinet du ministre de la Santé m’a fait parvenir une liste de mesures que permet l’état d’urgence. Parmi celles-ci : « avoir des ententes avec les cliniques privées » pour faire des opérations, « mettre fin au travail en silo entre les CISSS et les CIUSSS » et « favoriser la télémédecine dans le réseau ».

Il me semble qu’il devrait y avoir moyen de faire tout ça sans avoir recours à l’urgence sanitaire…

Le gouvernement devrait pouvoir à la fois rétablir l’équilibre démocratique et soutenir le réseau de la santé autrement qu’à coups de décrets d’urgence. La tâche sera assurément lourde, mais c’est de soins à long terme que ce réseau malade a désespérément besoin.