Depuis le début de la pandémie, le ministre de l’Éducation du Québec, Jean-François Roberge, a plusieurs fois échangé avec son homologue français, Jean-Michel Blanquer, sur les mesures à prendre pour éviter la propagation du virus dans les écoles.

Au fil des mois, les deux ministres ont vu émerger une autre épidémie – venue, celle-là, des campus américains. « Lui et moi sommes confrontés à une espèce de culture de l’effacement », raconte M. Roberge en entrevue.

De part et d’autre de l’Atlantique, des enseignants s’inquiètent d’avoir à s’autocensurer. Les débats en classe sont de plus en plus hasardeux. Des ouvrages sont mis à l’index. Des profs sont harcelés sur les réseaux sociaux.

En Ontario, on a brûlé des livres. Au Québec, toute référence à l’œuvre de Pierre Vallières, Nègres blancs d’Amérique, a été gommée des manuels d’histoire des écoles anglophones. Ce n’est que « la pointe de l’iceberg », croit M. Roberge. Le symptôme apparent d’un « malaise » plus large.

On ne veut pas attendre que cela devienne une crise. On veut envoyer un message fort qu’on ne tolérera pas ça.

Jean-François Roberge, ministre de l’Éducation du Québec

C’est ainsi que les deux ministres de l’Éducation ont décidé de s’allier pour combattre la « culture de l’annulation ». Dans une lettre commune, ils dénoncent ces dérives « qui menacent la cohésion de nos sociétés ».

Les deux ministres soulignent l’importance de « réfléchir au rôle de l’éducation en démocratie ». Ils parlent du « devoir de préparer notre jeunesse à l’exercice d’une citoyenneté active, respectueuse et éclairée ».

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On lit cette lettre et, inévitablement, on pense au discours inaugural de François Legault, qui a annoncé mardi la création d’un cours « axé sur la culture et la citoyenneté québécoise », afin d’assurer la « cohésion nationale ».

Pour la cohésion, c’est mal parti. Le contenu du cours censé unir les Québécois n’est pas encore dévoilé que, déjà, la controverse enfle et gonfle.

Le premier ministre a dit vouloir « transmettre un sentiment de fierté » aux enfants. Il remplacera donc le cours d’éthique et de culture religieuse (ECR) par ce cours aux accents patriotiques.

La vice-première ministre, Geneviève Guilbault, a renchéri sur les ondes de Radio-Canada : on apprendra aux élèves comment devenir de bons citoyens, « avec bien sûr une petite saveur chauvine : histoire, culture, fierté québécoise ».

Les réseaux sociaux se sont emballés.

Le chauvinisme comme compétence à acquérir, vraiment ?

Se pourrait-il que le gouvernement caquiste nous prépare en coulisse le petit manuel du parfait Québécois ?

A-t-il l’intention d’imposer son idéologie, son nationalisme, sa vision des valeurs québécoises à tous les écoliers de la province ?

Les enseignants d’ECR, en tout cas, « sont tombés des nues » en écoutant le discours du premier ministre, raconte Line Dubé, présidente de l’Association québécoise en éthique et culture religieuse.

Comme ses collègues, elle se demande si le cours sera « à la solde d’une certaine idéologie, à des fins partisanes ». « Le premier ministre mesurait-il exactement ses paroles ? A-t-il pris certaines libertés en énonçant le thème du cours ? »

Line Dubé n’a pas de réponse. Personne, au ministère de l’Éducation, n’a encore communiqué avec les profs d’ECR, qui devront donner le cours. « Peut-on savoir ce qu’on veut faire de nous… et ce qu’on veut faire des enfants ? »

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À ce propos, Jean-François Roberge se fait rassurant. Le contenu du nouveau cours, qui sera présenté dans les prochains jours, est « le fruit d’une grande réflexion ».

Le gouvernement n’a pas l’intention de bourrer le crâne des enfants de propagande caquiste. Il n’a pas gribouillé un programme sur un coin de table. Au contraire, depuis deux ans, il a organisé une consultation et trois forums, auxquels ont participé des enseignants, des associations, des philosophes.

Il y a une cassure définitive avec l’ancien cours, mais on est vraiment en droite ligne avec le résultat des consultations.

Jean-François Roberge, ministre de l’Éducation du Québec

« On ne se gênera pas, dans le cours, pour mettre en place tout ce qu’il faut pour préparer les jeunes à exercer une citoyenneté québécoise, ajoute le ministre. Mais tout le monde sait que la citoyenneté québécoise, c’est une citoyenneté d’ouverture. Il n’est pas question de repli d’aucune sorte. »

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La mort du cours d’ECR, dans sa forme actuelle, était inévitable. Depuis son introduction, en 2008, tout le monde trouve quelque chose à redire au programme.

Les religieux, parce qu’on n’enseigne plus la foi catholique.

Les athées, parce qu’on enseigne encore… les religions.

Les agnostiques, parce que, selon eux, on ne forme pas des esprits assez critiques face à la pratique religieuse.

Les féministes, parce qu’on présente encore de grandes religions patriarcales.

Les nationalistes, parce qu’à leurs yeux, on s’emploie activement à endoctriner les élèves de propagande multiculturaliste…

Après 13 ans de tirs nourris, c’était devenu intenable. Le programme d’ECR avait certainement des lacunes. Il fallait le réformer. Mais fallait-il faire table rase ?

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J’ai un fils au secondaire. Parfois, quand on discute, il décèle des failles dans mes arguments. Il me dit : « Maman, ça, c’est le sophisme de la pente glissante. Ça, c’est le sophisme de la double faute. »

Il a appris ça en ECR.

Quand il me sort des trucs pareils, mon fils m’énerve un peu, mais je n’ai pas l’impression qu’il a été endoctriné. Au contraire, il fait preuve d’esprit critique. D’accord, il en sait plus sur l’histoire de Bouddha que sur le rituel de la première communion. Franchement, ce n’est pas plus mal.

Vous me direz que j’utilise le sophisme de la généralisation hâtive. Que tout dépend des profs – c’est le cas dans toutes les matières, mais en particulier dans celle-ci. Mon fils a eu la chance d’en avoir des bons. C’est vrai.

Mais ce qui est faux, c’est de répéter ad nauseam que le programme d’ECR a été conçu pour transformer les élèves en « espèces de pâtes molles multiculturelles », se désole Line Dubé.

« C’est exactement l’inverse qu’on fait ! La démarche, en réflexion éthique ou en compréhension du phénomène religieux, c’est d’interroger les sources, le contexte… »

Le cours d’ECR, dit-elle, n’a jamais cherché à endoctriner les enfants, mais plutôt à aiguiser leur esprit. Il a toujours tenté de leur enseigner comment débattre, comment dialoguer, comment s’ouvrir aux opinions des autres.

Exactement ce qu’on cherche à faire, en ces temps mauvais de clivage et de radicalisation extrême.

Le programme n’est pas parfait. On aurait pu évacuer le volet religion. Mais il faut reconnaître une chose : malgré ses lacunes, le cours qu’on s’apprête à jeter aux ordures au nom de la cohésion nationale a toujours cherché… à assurer la cohésion nationale.