Il y a une vie de cela, je couvrais des faits divers au Journal de Montréal. C’était ainsi qu’on commençait dans le métier. Accident de voiture, noyade, bagarre qui tourne mal. Ai-je couvert des crimes passionnels ? J’ai oublié.

Oui, « crimes passionnels », c’est ainsi qu’on nommait les féminicides, jadis.

Je n’ai pas couvert les faits divers bien longtemps. Je haïssais ça. Tu débarques au pire moment de la vie des gens, toc-toc, je suis désolé de vous déranger, mais voulez-vous me raconter…

Je vous arrête tout de suite. Non, personne ne nous lançait de fer à repasser au visage. Même que 75 % des gens acceptaient de nous parler. Pour dénoncer, pour nommer l’horreur.

Dans le journal, on reconstruisait la vie de la personne à partir des témoignages de ses proches.

Elle aimait la vie.

Il était tellement généreux.

Leurs enfants, c’était tout ce qui comptait.

Ce genre de fragments qu’on récolte dans les décombres d’une vie brisée, pour raconter la vie d’une personne fauchée dans un drame soudain. Un dernier hommage, une mise en garde.

Parfois, les faits divers ne sont que ça, divers. La bataille de gars saouls qui finit avec un mort n’est que ça, bien souvent, un fait divers. Mais parfois, ces drames transcendent le fait lui-même.

On le savait, que cette route-là était dangereuse, ça fait des années qu’on le dit.

Avant le feu, il l’avait dit à son propriétaire que le système électrique faisait des courts-circuits…

Le juge a décidé de le remettre en liberté, Monsieur le journaliste, on le savait que c’était pas une bonne idée, on l’avait dit en cour…

Je vous écris tout ça et je viens de regarder le compte Instagram d’une jeune femme. Une jeune urbaine vivant un quartier tout près du mien, dans un quartier que je connais bien, le Ghetto McGill. La jeune femme y documente sa vie, ses pensées, ses hauts, ses bas. Ses espoirs.

Le 5 septembre, souriante, en petite robe d’été, sourire espiègle dans une rue piétonnisée (Crescent ?), elle faisait ses adieux à l’été qui écoulait ses derniers jours : « Goodbye Summer ! »

Le 21 août, une série de trois photos d’elle avec deux copines, ses anciennes colocs : « Trois filles et amies dans la vingtaine qui sont devenues les femmes qu’elles aspiraient à devenir. »

Photos dans des parcs, photos dans des champs de lavande, photos dans des appartements, photos à la plage, photo à la Maison symphonique, à New York, photo d’un chat, photos plus artistiques, photo en habit de ballet, photo sur le balcon de son appartement, avec les tours de La Cité, sur Parc, en filigrane, avec ses copines, riant aux éclats…

Je vous parle du compte Instagram de Romane Bonnier, 24 ans, tuée en pleine rue mardi, dans le Ghetto McGill, rue Aylmer, près de Milton, près de son appartement. Je suis passé sur ce coin de rue mille fois en vélo, en auto, à pied.

Meurtre dans un contexte conjugal, dit la police de Montréal. Ce serait le 17e féminicide présumé de l’année. On ne dit plus « crime passionnel ».

Je regarde le compte Instagram de Romane Bonnier. Il y a une vie de cela, nous n’avions pas accès à ces fenêtres ouvertes sur la vie des gens. Nous n’avions qu’une photo pour témoigner de qui ils et elles avaient été.

Là, aujourd’hui, en écrivant ces mots, je regarde la vie de Romane Bonnier défiler sur son compte Instagram. Fenêtre ouverte sur sa vie. Il n’y a aucun indice d’une détresse, ou d’une peur quelconque. Juste la vie d’une jeune Montréalaise parmi mille, une vie qui commence.

Puis, le mercredi matin 20 octobre, poignardée en pleine rue.

Son ex, semble-t-il. Un type de 36 ans. Selon des témoins, le suspect a simplement attendu que la police arrive, n’aurait même pas cherché à se sauver.

Il y aura des appels, encore, à la fin de la violence contre les femmes. Gérez-vous, les gars, consultez. Il y aura encore des appels à mieux financer telle ressource, à mieux dépister les hommes susceptibles de tuer une blonde, une ex…

OK. Cela est juste, bon et nécessaire.

Celui-là n’était pas connu de la police, dit-on. On a un grand vertige, devant ceux-là. Pour les récidivistes, pour ceux qui ont des dossiers de violence, peut-être est-il possible de les dépister, de les traiter, de les enfermer au besoin. Peut-être.

Mais ceux qui n’ont jamais été arrêtés ? Et qui sont quand même des volcans n’attendant que la mauvaise rupture pas acceptée, le rejet mal pris, pour exploser : on va les dépister comment, ces fous-là ?

Comment on jugule ça, une épidémie de gars qui tapent, qui tuent parce que l’amour est mort, ou alors pas (plus) réciproque ? Éduquer nos gars, oui, oui, je veux bien. Évidemment. Mais si tu vois noir au point de sortir un couteau, de tuer ta blonde, ton ex, je ne sais pas si l’éducation va tous les réchapper, ceux-là.

Je parcours le compte Instagram de Romane Bonnier. Elle chantait aussi. Elle se filmait souvent comme ça, faisant des reprises de chansons connues et moins connues : ABBA, Les Misérables, Billy Joel, Gordon Lightfoot. Une voix magnifique.

Sa dernière chanson : le 13 octobre. Reprise d’une chanson de Dolly Parton, Here You Come Again.

Te voici encore.

Juste au moment où je vais me débrouiller sans toi.

Tu me regardes dans les yeux et dit ces jolis mensonges

Et je me demande comment j’ai pu douter de toi.

Tu n’as qu’à sourire…

Et mes défenses tombent.

On lit les paroles, sachant ce qui s’est passé, mercredi matin, rue Aylmer. On regarde Romane chanter, le 13 octobre, une semaine avant sa mort.

Là encore, un vertige.

Peut-être que ça ne veut rien dire. Et peut-être que ça veut tout dire. Je ne sais pas. Je sais juste que les fenêtres qui donnent un aperçu de nos vies ne montrent pas tout.