L’affaire semble déjà entendue.

Le constat est clair, après tout. Les victimes d’agression sexuelle ne font pas confiance au système judiciaire. Elles ne se sentent pas écoutées, pas comprises, se sentent mal accompagnées. Le processus constitue une telle épreuve qu’elles n’osent pas porter plainte. Il faut que ça change.

Il faut un « changement de culture au sein du système de justice », a reconnu, le cœur sur la main, le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette.

Alors, quand le ministre a présenté un projet de loi pour créer un « Tribunal spécialisé en matière de violence sexuelle et de violence conjugale », le 15 septembre, tout le monde a applaudi.

Et quand la juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau, a émis des réserves, tout le monde l’a conspuée. Ouh ! La juge rétrograde… Ouh ! Le système sclérosé qui résiste au changement…

La réalité, on s’en doute, est pas mal plus nuancée que cela.

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La juge Rondeau reconnaît les besoins des victimes d’agression sexuelle. Elle n’est pas contre la création d’une division au sein de la Cour du Québec pour traiter ce type d’infractions. Même qu’elle en a déjà créé une !

Elle n’a pas eu besoin d’un projet de loi pour le faire.

Le rapport Rebâtir la confiance, qui a d’abord recommandé la création d’un tribunal spécialisé, ne mentionne d’ailleurs nulle part qu’un changement législatif est nécessaire.

Le rapport du groupe de travail formé par le ministère de la Justice pour mettre en place ce tribunal spécialisé n’en fait pas davantage mention, selon la juge Rondeau, qui a été membre du groupe.

« Ce n’était pas nécessaire d’en discuter, puisqu’en février, le sous-ministre avait reconnu qu’on n’avait pas besoin de projet de loi », souligne-t-elle.

Ça n’a pas empêché le ministre de la Justice d’en sortir un de son chapeau.

Tout le monde a applaudi, bien sûr. Personne n’est contre la vertu. Maintenant, il faudra peut-être se demander si la future loi servira vraiment les victimes… ou si elle alourdira le processus judiciaire, comme le craint Lucie Rondeau.

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Après la sortie de la juge en chef, le ministre Jolin-Barrette a lancé un appel au ralliement. « La résistance au changement ne nous empêchera pas d’agir », a-t-il écrit dans une lettre cosignée par 150 personnes. « La société québécoise n’accepte plus cet immobilisme. »

PHOTO JACQUES BOISSINOT, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Simon Jolin-Barrette, ministre de la Justice

Dans La Presse, une victime a qualifié les propos de la juge Rondeau d’aberrants. Une autre a déclaré que c’était comme « se faire violenter à nouveau ». Comme se faire dire : « On ne t’écoute pas, on ne te valide pas. »

Mais il faudrait peut-être écouter un peu, aussi, la juge Rondeau. Dans cette histoire, il y a quelques principes en cause : la présomption d’innocence, la séparation des pouvoirs… des principes fondamentaux, qui touchent au cœur de la démocratie.

Ça vaut la peine de tendre l’oreille.

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Dès le dépôt du rapport Rebâtir la confiance, en décembre 2020, la Cour du Québec s’est mise au travail. Il s’agissait de répondre sans délai aux recommandations qui lui étaient adressées.

En avril dernier, la Cour a donc créé une division des Accusations dans un contexte conjugal et sexuel. Cette division devait regrouper les dossiers pour faciliter le travail de ceux qui soutiennent les victimes. Les juges y auraient réorganisé les procédures pour raccourcir les délais judiciaires. Des comités de liaison régionaux y auraient été mis en place.

En avril, toujours, la juge Rondeau a fait part du projet aux membres du groupe de travail dirigé par le sous-ministre associé Patrick-Thierry Grenier. « Tout le monde a été informé, j’ai reçu des commentaires extrêmement positifs. J’ai dit : “Bon, allons-y” », raconte la juge en entrevue.

« Il était convenu entre tous qu’on n’avait pas besoin de projet de loi pour aller de l’avant, ajoute-t-elle. Il y a même une note interministérielle émanant du sous-ministre qui le confirme. »

Le 9 juillet, la juge en chef a rencontré le ministre Jolin-Barrette pour lui présenter la nouvelle division de la Cour, qui serait déployée progressivement à partir de janvier 2022.

Tout semblait parfait… jusqu’au 19 août, quand le ministre a annoncé, sans prévenir la juge en chef, qu’il déposerait un projet de loi… pour créer une nouvelle division de la Cour !

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Le ministre Jolin-Barrette – qui a décliné ma demande d’entrevue – a déposé son projet de loi le 15 septembre.

C’est là qu’il a parlé de l’importance de changer la culture au sein du système. Et de réformer les juges.

Le message, c’est qu’on a besoin d’un projet de loi pour forcer la Cour à faire quelque chose. Et ça, je ne peux pas accepter cela, parce que ce n’est pas vrai.

Lucie Rondeau, juge en chef de la Cour du Québec

Le ministre fait passer les magistrats pour des réactionnaires. « Je ne peux pas accepter qu’on dise sur la place publique que la Cour du Québec n’est pas en accord avec le rapport Rebâtir la confiance », proteste la juge Rondeau. Au contraire, dit-elle, c’est un « excellent rapport ».

Ce qu’elle suggère est simple : « Mettons en place les mesures recommandées, mais sans dénaturer le mandat de la Cour et sans créer de fausses attentes auprès du public. »

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Il ne faut pas laisser entendre que le tribunal spécialisé coordonnera l’aide aux victimes en plus de juger les accusés, prévient Lucie Rondeau. La façon dont travaillent les policiers, les procureurs et les organismes ne relève pas du tribunal.

Même l’appellation « Tribunal spécialisé en matière de violence sexuelle et de violence conjugale » pourrait soulever des doutes sur l’impartialité de la Cour. C’est comme si on présumait que les allégations étaient fondées, comme si la présomption d’innocence ne tenait plus, estime-t-elle. « Les gens vont dire que c’est de la sémantique ; non, c’est une question de principe. »

Et puis, il y a la séparation des pouvoirs.

Les juges, on le sait, sont indépendants du politique. Ils s’occupent de la gestion de leur tribunal. À la Cour du Québec, c’est la juge en chef qui assigne les causes. C’est le Conseil de la magistrature – présidé par Lucie Rondeau – qui est responsable de la formation des juges.

Mais voilà qu’avec son projet de loi, le gouvernement fourre son nez dans les affaires de la Cour. Il entend déterminer les types de poursuites entendues par le tribunal spécialisé. Il reviendra aussi au ministre de la Justice de choisir dans quels districts judiciaires siégera le tribunal.

« Le carcan d’une loi, cela ne nous aide pas, tranche la juge Rondeau. On a toute la souplesse de gestion nécessaire pour s’adapter à la réalité et à la volumétrie [des dossiers]. »

Loin de l’améliorer, la loi risque ainsi d’alourdir le processus judiciaire, craint-elle.

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Enfin, cette future loi obligera les juges à recevoir des formations sur les violences sexuelles et conjugales. « Ce que je n’aime pas, c’est ce message public qu’il faut forcer les juges à recevoir de la formation parce qu’ils seraient réfractaires. » Il n’y a rien de plus faux, assure-t-elle.

De la formation, il s’en donne déjà. Beaucoup. Dix journées par an, pour chacun des 308 juges de la Cour du Québec. Seulement depuis un an, il y a eu trois séminaires liés aux crimes sexuels, dont un sur l’accès à la justice des communautés LGBTQ+ et un autre sur les pièges à éviter en matière de mythes et de préjugés…

Les juges n’ont pas besoin d’une loi pour les obliger à s’instruire sur ces questions, insiste Lucie Rondeau. Au contraire, ils en redemandent.

Seulement, il ne faut pas induire le public en erreur. Peu importe l’affiche qui sera placée au-dessus de leur porte, ils appliqueront les mêmes règles de droit criminel.

« Quand le ministre dit qu’il faut changer de culture, ma crainte, c’est qu’il suscite des attentes auprès du public auxquelles on ne pourra pas répondre. Ce n’est pas comme ça qu’on va rebâtir la confiance à l’égard du système judiciaire. »