Été 2011. Depuis des mois, l’OTAN bombarde la Libye sans relâche. Alors que l’étau se resserre sur Tripoli, le clan Kadhafi se replie dans ses derniers retranchements. Dehors, il y a des immeubles en ruine, des carcasses de voitures calcinées, une odeur de fumée et de mort.

SNC-Lavalin a fermé ses bureaux dans la capitale assiégée par les rebelles. Pour le fleuron québécois de génie-conseil, la chute imminente de la dictature est une catastrophe.

C’est que SNC-Lavalin a des projets en cours en Libye. Des projets qui valent des milliards. Un aéroport international. Des forages. Une prison ultramoderne promettant d’assurer un confort optimal à des milliers de dissidents politiques.

Pour ne rien arranger, le régime libyen doit une centaine de millions à SNC-Lavalin pour des travaux déjà réalisés. Au siège social de Montréal, tout le monde a renoncé à voir la couleur de cet argent. Tout le monde, sauf un vice-président directeur du groupe : Riadh Ben Aïssa.

Depuis le début de la guerre civile, l’étoile montante de la firme de génie québécoise a maintenu des contacts avec le clan Kadhafi. Déterminé à récupérer son dû, il se rend à Tripoli, malgré les frappes aériennes.

Petite parenthèse, ici : SNC-Lavalin a longtemps été le plus important fabricant de munitions pour l’armée canadienne, qui prend part à l’offensive de l’OTAN. Non seulement Riadh Ben Aïssa risque sa vie, mais il risque d’être tué par des produits vendus par sa propre entreprise…

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Riadh Ben Aïssa, ancien vice-président de SNC-Lavalin, en 2015

Les bombes fabriquées par SNC-Lavalin ne le tueront pas. Mais, quelques mois plus tard, l’entreprise elle-même s’empressera de signer son arrêt de mort professionnelle.

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J’ai tiré cette anecdote de La saga SNC-Lavalin – Un thriller géopolitique, du journaliste Vincent Larouche. J’en cherchais une assez accrocheuse, dans le livre de mon collègue, pour amorcer ma chronique.

Oh, boy. J’ai eu l’embarras du choix.

Pendant plus de 10 ans, Vincent Larouche a enquêté sur l’empire de corruption que les dirigeants de SNC-Lavalin ont érigé autour du globe. Ses reportages l’ont mené en Suisse, en Italie et aux Bahamas.

Il a voulu rassembler en un livre des infos qui ont parfois été révélées « par petits morceaux, dans le désordre », en l’espace d’une décennie. « Je trouvais utile de remettre l’histoire en ordre et de la raconter de façon plus digeste. »

Le résultat est aussi fascinant qu’accablant.

Fascinant, parce que La saga SNC-Lavalin se lit comme un roman policier. Vraiment. Entre les péripéties d’un groupe de mercenaires en Libye, les fêtes plus que décadentes de Saadi Kadhafi à Montréal et les complots échevelés pour exfiltrer des membres de la famille Kadhafi de Libye et les réinstaller sous de fausses identités au Mexique, on n’a pas le temps de s’ennuyer.

Accablant, parce que tout ça a été financé par la multinationale québécoise. Les mercenaires. Les fêtes. Les prostituées. La drogue. Les suites de luxe. Un yacht de 25 millions. SNC-Lavalin ne reculait devant rien pour mettre la main sur de juteux contrats en Libye.

Même si ça voulait dire se plier aux caprices des enfants gâtés de Mouammar Kadhafi.

Ou pactiser avec un État kleptocrate, mis au ban des nations pour ses attentats terroristes et gangrené jusqu’à la moelle par la corruption.

Ou verser de gigantesques pots-de-vin dans des sociétés coquilles aux Bahamas et au Panamá.

Ou financer une mission en Libye pour « documenter » les exactions des rebelles et des forces alliées, invraisemblable exercice de propagande visant à faire pencher l’opinion publique en faveur de la dictature.

Non, vraiment, rien n’arrêtait SNC-Lavalin.

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Contre toute attente, Riadh Ben Aïssa a récupéré la centaine de millions dus à SNC-Lavalin pour les travaux réalisés en Libye. Sous les bombes, à Tripoli, l’habile négociateur a réussi à convaincre Saadi Kadhafi d’ordonner un transfert de fonds de toute urgence.

Riadh Ben Aïssa a ensuite fui la Libye en quatrième vitesse. Il n’a plus jamais revu le fils Kadhafi. Quelques jours plus tard, les rebelles ont lancé l’assaut final sur les quartiers contrôlés par les forces progouvernementales.

À Montréal, les collègues de Riadh Ben Aïssa lui ont réservé un accueil triomphal. Dans le gratte-ciel du boulevard René-Lévesque, il a eu droit à une ovation debout.

À lui seul, cet homme rapportait presque 25 % des revenus de SNC-Lavalin. Les contrats qu’il décrochait sans le moindre appel d’offres valaient des milliards. C’était la poule aux œufs d’or. Ceux qui avaient des doutes sur ses manœuvres étaient vite rabroués. Il était intouchable.

Et puis, en février 2012, tout a basculé. En pleine tourmente, SNC-Lavalin a congédié Riadh Ben Aïssa et son contrôleur financier, Stéphane Roy. L’entreprise tentait de les faire passer pour des agents corrompus au sein d’une organisation autrement blanche comme neige.

Riadh Ben Aïssa s’est retrouvé dans une cellule de 10 mètres carrés, à Berne. Les dirigeants de SNC-Lavalin, qui lui devaient une bonne partie de leur fortune, lui faisaient porter tout le blâme. Les politiciens jouaient les vierges offensées. Tous feignaient de tomber des nues. Ça suintait l’hypocrisie.

Furieux, Ben Aïssa s’est mis à table. Il est devenu le témoin vedette des enquêteurs de la GRC. Il a tout balancé. Les pots-de-vin, les bonis secrets, les comptes en Suisse, les sociétés-écrans dans les paradis fiscaux. Tout.

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Avec tout ça, je ne vous ai pas parlé du truquage de contrat pour obtenir le gigantesque chantier de construction du Centre universitaire de santé McGill, une autre entourloupe ahurissante signée Riadh Ben Aïssa, qui avait décidément bien appris ses leçons de corruption en Libye.

En fait, cette histoire compte tant de rebondissements qu’elle semble parfois exagérée, comme une caricature à la James Bond. Pourtant, tout est vrai, jusqu’au plaidoyer de culpabilité de SNC-Lavalin Construction à une accusation de fraude et à l’amende de 280 millions de dollars imposée en décembre 2019. Tout est solidement documenté par Vincent Larouche, qui a épluché des milliers de pages de témoignages et de dossiers judiciaires.

« Pour une rare fois, cette affaire met une entreprise québécoise au cœur de gros enjeux internationaux : les paradis fiscaux, la dictature, la corruption internationale, dit-il. Au Québec, on a tendance à suivre ces enjeux avec détachement, comme si ça ne nous concernait pas… »

Cette fois, pourtant, c’est une entreprise bien de chez nous qui s’est égarée dans les sombres méandres de ces intrigues internationales. Et qui a bien failli s’y perdre pour de bon.

La saga SNC-Lavalin – Un thriller géopolitique

La saga SNC-Lavalin – Un thriller géopolitique

Les Éditions La Presse