Chacun voit le monde selon un prisme : le sien. Ça forme autant de miroirs déformants à travers lesquels chacun perçoit le monde.

Justin Trudeau a vu une fenêtre d’opportunité, la chance d’être majoritaire. Il a mouillé son doigt, il l’a mis dans les airs pour humer l’air du temps. C’est le moment ! a-t-il pensé. Oui, c’est le moment pour devenir majoritaire.

François Legault, lui, a vu le PM en difficulté dans cette campagne où Justin Trudeau a longtemps cherché son souffle. Il a appelé ses ouailles à voter pour Erin O’Toole (sans le dire), fort d’une popularité qui ne se dément pas au Québec.

Yves-François Blanchet, lui, a vu une occasion de transformer l’humiliation de la Nation au débat in English en gains nets. Il s’est même pris à rêver à voix haute, il s’est mis à espérer augmenter sa députation de 32 bloquistes à… 40.

Maxime Bernier, lui, rêvait d’une révolution populaire, rien de moins ; galvanisé par la rhétorique violente de ses partisans qui lançaient des pierres au premier ministre, rhétorique qu’il n’a pas désavouée, bien au contraire, Mad Max ne prédisait rien de moins qu’une vague mauve portée par les chemises brunes qui l’acclament.

Ses fans, hyperactifs sur les médias sociaux, voyaient Mad Max triompher. Mais le réel n’est pas Twitter…

Erin O’Toole, lui, pensait bien que le recentrage du message conservateur ferait en sorte que ses 119 sièges à la dissolution de la Chambre des communes seraient une espèce de plancher. Avec un Justin Trudeau incapable d’expliquer pourquoi il avait plongé le pays dans une campagne électorale, M. O’Toole se voyait déjà PM.

Tout le monde avait tort.

Au moment d’écrire ces lignes, la 44e législature canadienne va ressembler à s’y méprendre à la 43e. Vers 1 h, si la proverbiale tendance n’était pas dans le champ, chaque parti se dirigeait à peu près vers le même nombre de sièges qu’à la dissolution de la Chambre des communes.

Le PLC : 157, plutôt que 155.

Le PCC : 122, plutôt que 119.

Le Bloc : 29, plutôt que 32.

Le NPD : 28, plutôt que 24.

Le Parti populaire du Canada : zéro député, comme avant. Il reste un parti dirigé par un chef sans siège, Maxime Bernier ayant (encore) perdu en Beauce.

Les verts, eux, semblent en voie de pouvoir continuer à tenir leurs caucus dans une cabine téléphonique : ils auront sans doute encore seulement deux députés. Et dans sa circonscription torontoise, la cheffe Annamie Paul, malgré la visibilité qui vient avec le titre de cheffe d’un parti national, a terminé… quatrième.

C’est comme si le peuple, cette entité dont tous les partis se réclament, avait fait un pied-de-nez à la classe politique. Retour à la case départ. Same difference, comme ils disent à Moose Jaw. Fracassés, les prismes.

Les néo-démocrates sont les seuls à sortir un peu gagnants : personne ne les voyait former le gouvernement, mais ils semblent en voie d’augmenter leur nombre de députés. L’essentiel, pourtant, n’a pas bougé : le NPD est encore le magnifique perdant de la politique canadienne, le sempiternel médaillé de bronze.

Pour Justin Trudeau et Erin O’Toole, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. On verra lequel se fera, le premier, planter des couteaux dans le dos par son parti. Les paris sont ouverts.

Le gagnant métaphorique ? Le Parti populaire du Canada, à mon avis. On peut rire de son score modeste : 0 député, 5,3 % du vote populaire au moment de publier –, mais qui sait si ce n’est pas le début de quelque chose ?

En 2019, le PPC de Maxime Bernier avait récolté 1,7 % des voix. Ce n’est pas une bonne nouvelle : l’extrême droite canadienne a triplé son score en 2021, avec ces 5,3 % du vote, au moment d’écrire ces lignes.

PHOTO LIAM RICHARDS, LA PRESSE CANADIENNE

Maxime Bernier, chef du Parti populaire du Canada

Mais peut-être que de toute façon, pour Maxime Bernier, l’essentiel est ailleurs. Peut-être que son Parti populaire du Canada ne veut pas faire bouger le curseur au Parlement. Il l’a dit, lundi, dans son discours à Saskatoon – et je ne parle pas du bout où il affirmait pompeusement avoir « fait l’Histoire » –, non, je parle d’un autre passage, celui où le fils de Gilles Bernier a parlé de « continuer le combat pour les libertés, en dehors du Parlement, dans la rue »…

C’est toujours inquiétant quand des chefs politiques parlent de « continuer » un combat politique « dans la rue », parce qu’ils ne peuvent pas gagner au Parlement. Les chefs politiques responsables calment les meutes, ils ne cherchent pas à faire hurler la meute.

Pourtant, 475 000 de nos concitoyens pensent que c’est une bonne idée de souhaiter subtilement la victoire de la force sur les urnes, de ne pas condamner les coucous qui espèrent pendre des leaders politiques.

J’espère voir les choses d’un prisme déformant quand je dis : c’est inquiétant, ce score de Bernier, lundi.