L’image était saisissante : un vieillard recourbé qui marche avec peine vers les cellules.

Certains ont trouvé le sort d’Edgar Fruitier cruel : six mois d’emprisonnement pour « ça » ? Fallait-il envoyer en prison un homme de 91 ans pour des attouchements sexuels sur un adolescent commis il y a plus de 45 ans ? Un homme qui ne représente « aucun danger pour la société », comme on dit ?

Oui, il le fallait.

Oubliez un instant qu’il s’agit d’Edgar Fruitier. Oubliez l’affection publique qu’il a méritée.

L’écoulement du temps, en soi, n’est pas une raison pour adoucir la peine d’un délinquant. Autrement, ce serait une façon de récompenser l’auteur d’un acte criminel pour avoir échappé à la justice suffisamment longtemps. Or, contrairement à ce qu’on voit dans plusieurs pays, il n’y a pas ici de prescription pour les actes criminels. Il n’y a donc pas de délai maximal pour accuser quelqu’un – sauf pour les infractions mineures.

On a vu des gens accusés de vol, de meurtre, de fraude, etc. des années après les faits.

On a surtout vu des victimes d’agression sexuelle porter plainte 5, 10, 20, 50 ans après les faits.

Edgar Fruitier n’est donc pas le seul vieux à entrer péniblement dans une prison québécoise.

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La peine est-elle trop sévère ? Pas du tout. Le Code criminel actuel impose une peine minimale automatique de six mois pour toute agression aux dépens d’un enfant de moins de 16 ans. Jean-René Tétreault avait 15 ans, en 1974, quand Fruitier, 45 ans, l’a pris dans ses bras de dos, l’a soulevé de terre et a mis sa main sur son pénis, en essayant d’ouvrir son pantalon. L’adolescent, qui le considérait comme son grand frère, résidait cet été-là dans le chalet du comédien, et travaillait au théâtre de la Marjolaine. Il était assurément en position d’autorité sur sa victime.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Jean-René Tétreault

La peine minimale n’existait pas au moment du crime, et donc cette disposition ne s’applique pas. Mais si ces gestes se déroulaient aujourd’hui, on commencerait en parlant de six mois de prison.

Deux ans plus tard, Fruitier a touché deux autres fois le sexe de Jean-René Tétreault (il a choisi de révéler son identité). Deux autres « attentats à la pudeur », comme on nommait le crime à l’époque – la plupart des crimes sexuels, segmentés par catégories de gestes, ont été réunis sous le vocable « agression sexuelle » en 1984.

Un procès pour trois agressions de ce type sur un adolescent de 15 à 17 ans aujourd’hui entraînerait au moins une peine de six mois, donc, mais peut-être plus.

Ajoutons que la peine d’emprisonnement « avec sursis », donc l’assignation à domicile essentiellement, n’est pas permise pour ce type de crime.

La sentence prononcée par le juge Marc Bisson, qui expose ses motifs en détail, est donc tout à fait dans les normes.

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Avant de penser au triste sort du condamné, il faudrait peut-être revenir sur ce qu’a vécu M. Tétreault depuis ces agressions. Voir tout ce qu’il a dû surmonter sur le plan personnel – il a quitté l’école, y est revenu, a fondé une famille… en ayant toujours peur de toucher ou de caresser ses enfants.

Il faudrait peut-être lire le traumatisme permanent qu’il a vécu, vit encore, toutes ces années plus tard.

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Une peine dans les normes, oui, mais une peine aussi dans l’esprit du temps.

Récemment, la Cour suprême a envoyé quelques messages assez clairs quant aux crimes sexuels.

Mais avec l’arrêt Friesen, en 2020, la Cour suprême a changé la grille d’analyse en particulier pour les crimes sexuels à l’égard des enfants.

Son message : les peines ne sont pas assez sévères.

Il y aura un avant et un après Friesen dans la justice criminelle. Pas besoin d’une longue étude sociologique pour avancer que les divers mouvements des droits de victimes, des « agressions non dénoncées » à #metoo, ont eu un impact sur le droit canadien.

Dans l’affaire Friesen, la Cour suprême disait carrément que « des peines disproportionnellement clémentes sont infligées depuis longtemps » dans les affaires d’agression impliquant des mineurs.

C’est une erreur de catégoriser les « simples contacts » sexuels comme « moins graves » que les agressions sexuelles en général, a aussi dit la Cour suprême. Une agression sexuelle est intrinsèquement violente, qu’il y ait ou non pénétration ou d’autres actes de violence.

Quand il y a abus de confiance, les gestes sont d’autant plus destructeurs.

Dans une cause criminelle, le juge doit toujours considérer les caractéristiques personnelles du délinquant – antécédents, dangerosité, remords… L’âge, d’ailleurs, peut être pris en compte.

Mais s’il s’agit de crimes sexuels envers des enfants, c’est la dénonciation du crime qui va primer la réhabilitation. Ça veut dire la prison. Et ça veut dire des peines plus sévères, plus lourdes, comme on commence à en voir. Certains craignent déjà que le proverbial balancier parte trop loin dans l’autre sens. Mais le cas Fruitier n’est pas un exemple d’exagération.

C’est l’homme de 45 ans, grande vedette populaire, qui a commis ces gestes aux dépens d’un adolescent. Pas le nonagénaire titubant qu’on a vu au terme de cet acte de justice à retardement.

Ça ne veut pas dire qu’Edgar Fruitier ne pourra pas bénéficier d’une exception humanitaire des autorités carcérales, ou des libérations conditionnelles.

Mais pour le reste, justice a été faite, sans excès, sans complaisance.