(Tokyo) Dans l’avion qui nous emmenait à Tokyo cette nuit-là, on ne savait pas si nous serions déroutés vers Séoul.

Le tremblement de terre de 9,1 à l’échelle de Richter au large de la côte pacifique avait généré des vagues de 30 mètres qui avaient pénétré jusqu’à 10 km dans les terres. Des villages entiers avaient été engloutis en quelques minutes. On a compté 18 079 « morts et disparus ».

Mais c’est l’alerte nucléaire qui rendait incertaine notre arrivée. À la centrale nucléaire de Fukushima, le système de refroidissement de trois réacteurs avait cessé de fonctionner. Impossible, deux jours après le tsunami, de mesurer l’ampleur de la catastrophe nucléaire. Les environs ont été évacués.

Nous nous sommes finalement posés à Tokyo, où l’on sentait encore de loin en loin les répliques de l’énorme tremblement de terre. La ville si grouillante était éteinte.

Je m’étais rendu à Natori, près de Sendai. Nous marchions dans ce qui semblait être une immense plaine sur l’océan. Mais en baissant les yeux, on pouvait apercevoir à nos pieds les fondations des maisons, avalées par la vague. Des centaines de voitures étaient empilées dans les champs, encastrées dans des maisons jusqu’où la vague les avait propulsées.

Dans un centre sportif transformé en morgue, les gens tentaient de reconnaître leurs proches disparus. Un homme, avec ses trois fils, venait de trouver le corps de sa femme. Ils étaient tous montés sur le toit de la maison en entendant l’alerte au tsunami. Elle voulait ranger un dernier truc dans la cuisine. La vague est passée juste sous le toit.

Un immense deuil a recouvert le pays. Une immense inquiétude aussi : quelles seraient les conséquences de cet accident nucléaire ?

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C’était en mars 2011. Quatre mois plus tard, la ville de Tokyo annonçait qu’elle serait candidate pour les Jeux de 2020. Ce n’était pas une nouvelle idée, puisque Tokyo avait perdu contre Rio pour les Jeux de 2016. Mais l’élan phénoménal de reconstruction nationale était indissociable de cette nouvelle candidature. Ce seraient les jeux de la reconstruction. De la réparation. Du redressement et de l’effort devant l’épreuve – très japonais, ça.

Devant le Comité international olympique en 2013, habillé en « Super Mario », l’ex-premier ministre Shinzo Abe a commencé son discours en disant : « Si certains ont des inquiétudes au sujet de Fukushima, je vous assure que la situation est maîtrisée. »

« Requiem et renaissance » : c’était le thème retenu par les directeurs artistiques des cérémonies d’ouverture et de clôture, quand ils ont été choisis en 2018.

Les deux tiers des Japonais soutenaient le projet.

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Huit ans plus tard, si le réacteur de Fukushima ne met pas directement en danger la population, les Japonais réalisent que leur gouvernement a largement minimisé l’ampleur de la catastrophe de Fukushima. Il faudra encore des décennies avant de venir à bout de cette marmite nucléaire sur laquelle on a mis une sorte de couvercle. D’immenses bassins de refroidissement ont été installés, mais on a réalisé que l’eau qui coule naturellement à travers le site en ressort contaminée. En principe, les taux de contamination mesurée ne menacent pas la santé, mais les pêcheurs des environs ont une sorte d’étiquette de radioactivité dans l’esprit des consommateurs japonais.

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Tokyo avait obtenu les Jeux d’été de 1940, annulés pour cause de Seconde Guerre mondiale. Après le conflit et les procès pour crimes de guerre qui ont suivi, le Japon, comme l’Allemagne, a été banni des Jeux de 1948. Les grandes villes japonaises avaient presque toutes été incendiées par les bombes américaines, pour ne pas dire rasées, sauf l’ancienne capitale impériale Kyoto. Deux bombes atomiques avaient soufflé Hiroshima et Nagasaki. Après avoir mené une guerre sanglante dans le Pacifique, le Japon était sous occupation américaine, à genoux économiquement, affamé, écrasé politiquement.

Les Jeux olympiques de 1964 ont donc été pour le Japon une façon de dire au monde qu’il s’était relevé, qu’il n’était plus au ban des nations.

« Ce fut une occasion de montrer le nouveau visage du Japon, moderne, technologiquement avancé », me dit Jeff Kingston, professeur d’histoire contemporaine du Japon à l’Université Temple de Tokyo.

Le miracle économique du Japon nouveau, en même temps que les vertus nationales, était mis en scène pour une planète stupéfaite.

« À part le fait qu’un Néerlandais (Anton Geesink) a gagné la médaille d’or au judo, ces Jeux ont été parfaits », dit le prof Kingston.

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C’est un peu une réédition de ces Jeux mémorables qui était envisagée pour Tokyo 2020.

Mais on ne peut pas arriver au monde deux fois. Et c’est un pays plus désillusionné qui allait accueillir les Jeux, même avant la pandémie. On a parlé de Jeux du renouveau, puis des Jeux durables, et finalement le CIO parle des Jeux de « l’inclusion ». Ce n’est peut-être pas la matière la plus forte du Japon, où la présence des femmes dans l’économie est classée au 120e rang mondial, d’après le Forum économique mondial – et au dernier rang dans le G7.

Le mois dernier, les parlementaires japonais ont voté contre un projet de loi relativement timide qui devait affirmer les droits des LGBTQ+ juste avant le début des JO. Les députés conservateurs disaient craindre une avalanche de recours devant les tribunaux. Tant le mariage gai que l’adoption par des couples de même sexe sont toujours interdits ici, et il n’était même pas question de cela. Quant à l’immigration, elle est à peu près inexistante.

Exalter le meilleur du Japon en pleine pandémie, quand les Jeux ont lieu comme en marge du pays lui-même, c’est une sorte de mission impossible.

C’est pourtant un pays fascinant, inépuisable, c’est toujours la troisième économie mondiale et avec mille « renouveaux » à offrir en spectacle. Mais c’est aussi un pays plus fatigué, qui doute davantage, qui se présente aujourd’hui. Les Jeux olympiques aussi sont une institution fatiguée, qu’on ne voit plus aussi naïvement. Même dans des circonstances « ordinaires », si une telle chose existe, ils ne peuvent plus avoir le même impact qu’il y a 57 ans.

Entrepris dans un élan d’enthousiasme national il y a huit ans, ces Jeux s’ouvrent finalement sur une note ambiguë, étrange, amère pour de nombreux Japonais.

Mais même s’ils ne referont pas 1964, ils sont ouverts.