Justin Trudeau a choisi une femme parfaitement bilingue pour occuper le poste de 30e gouverneur général du Canada.

Parfaitement bilingue… en anglais et en inuktitut.

C’est dans cette langue chantante, sa langue maternelle, que Mary Simon – ou Ningiukadluk, de son nom inuit – a prononcé ses premiers mots en tant que gouverneure générale, mardi matin, au Musée canadien de l’histoire, à Gatineau.

Un endroit bien choisi : l’annonce de la nomination d’une première autochtone pour représenter la reine d’Angleterre était, à n’en point douter, un moment qui marquera l’histoire politique du Canada.

N’empêche, la conférence de presse n’était pas encore terminée qu’il s’en trouvait déjà pour s’offusquer du fait que la leader inuite ne maîtrise pas le français.

La convention aurait pourtant voulu que la future locataire de Rideau Hall soit à tout le moins capable de s’exprimer dans les deux langues officielles du pays.

C’est la moindre des choses : un haut représentant de l’État canadien doit être bilingue. C’est une évidence. Imagine-t-on un seul instant un gouverneur général incapable de parler anglais ?

Après s’être tapé mille et un débats sur ce thème, Justin Trudeau a-t-il vraiment pu s’imaginer un seul instant qu’une gouverneure générale qui ne parvient même pas à baragouiner le français, ça passerait comme du beurre dans la poêle, au Québec ? Impossible.

En temps normal, jamais le premier ministre n’aurait osé faire un tel affront au quart de la population canadienne.

Mais nous ne sommes pas en temps normal.

Nous déterrons en ce moment le chapitre le plus sombre de l’histoire du Canada. Nous découvrons avec horreur des tombes anonymes d’enfants autochtones. Par centaines. Semaine après semaine. Et ce n’est pas fini.

Nous traversons des temps durs. Et voilà qu’entre en scène une femme qui propose de nous aider dans la traversée. Mary Simon. Elle qualifie elle-même sa nomination d’étape importante dans le « chemin très long de la réconciliation ».

Justin Trudeau fait le pari que les Canadiens accepteront sa main tendue. Et, qu’au passage, les francophones feront preuve d’indulgence.

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Ce n’est pas gagné. La nomination de Mary Simon n’est pas seulement controversée à cause de son incapacité à s’exprimer dans la langue de Molière.

Il s’en trouve aussi pour dénoncer le fait que cette Inuite du Nunavik, dans le Nord-du-Québec, accepte un rôle symbolisant le colonialisme britannique qui a fait tant de ravages dans les communautés autochtones du pays.

Les découvertes des tombes anonymes ont plombé les célébrations de la fête du Canada. Il n’y avait rien à célébrer. Aucune raison d’afficher sa fierté.

À Winnipeg, le 1er juillet, des manifestants ont plutôt renversé une statue de la reine Élisabeth II, qui représentait à leurs yeux la source des souffrances autochtones.

Et voilà que, cinq jours plus tard, Justin Trudeau annonce, plein de fierté, qu’une leader autochtone représentera… la reine Élisabeth II. Tout un revirement !

Les plus cyniques y verront une manœuvre politique, de la part d’Ottawa, pour apaiser la colère qui gronde.

Mais il y a peut-être là une réelle occasion de panser les plaies encore vives de l’histoire. Et de saisir la main tendue.

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Mary Simon affirme que, si elle ne parle pas un traître mot de français, c’est précisément à cause de la politique coloniale des pensionnats.

Elle n’était qu’une petite fille, dans les années 1950, quand on l’a envoyée dans un externat fédéral de Kuujjuaq. Là-bas, on l’a « privée de l’occasion d’apprendre le français », a-t-elle fait valoir en conférence de presse.

Évidemment, on peut se dire qu’à 73 ans, l’ancienne ambassadrice du Canada au Danemark a eu amplement le temps d’apprendre le français. Mardi, elle s’est engagée à le faire au plus vite. Laissons donc la chance au coureur…

Mary Simon est née en 1947 à Kangiqsualujjuaq, d’une mère inuite et d’un père anglais, commerçant de fourrures pour La Baie d’Hudson. Sa famille vivait une vie traditionnelle inuite. Elle ne parlait qu’inuktitut. Chassait. Pêchait. Voyageait en traîneau à chiens.

« Tout cela a changé brusquement lorsque les jeunes Inuits ont été arrachés à leur famille et envoyés dans des pensionnats et des externats fédéraux », a-t-elle écrit, il y a 10 ans, dans le Globe and Mail. « Peu importent les intentions de ces écoles, nombre de jeunes Inuits ont été brisés par ce qui s’est produit là-bas. »

Le 11 juin 2008, Mary Simon était à la Chambre des communes pour recevoir les excuses officielles du premier ministre Stephen Harper à l’égard des pensionnats.

Le passé colonial du Canada, elle ne l’a pas appris dans les livres d’histoire ; elle l’a vécu dans sa chair.

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Mary Simon ne voit « pas de conflit » à l’idée de devenir gouverneure générale. Elle ne se voit pas comme une collabo, mais comme une alliée : « Je comprends, en tant qu’autochtone, qu’il y a de la douleur et de la souffrance dans notre pays. »

Elle pense pouvoir changer les choses, de l’intérieur.

Doit-elle pour autant devenir le rouage d’un système de gouvernance coloniale qui s’est emparé des territoires des autochtones, qui les a parqués dans des réserves, qui leur a arraché leurs enfants par milliers ?

Ce n’est pas à moi de répondre. Je note cependant que les organisations autochtones ont chaudement salué sa nomination.

« J’ai hâte de travailler avec elle en tant que représentante de la Couronne au Canada ! », s’est exclamé sur Twitter Perry Bellegarde, chef sortant de l’Assemblée des Premières Nations.

On peut être cynique. On peut déplorer, avec raison, que cette nomination jure avec les efforts que le gouvernement Trudeau dit mettre pour préserver la langue française au pays.

Mais si les autochtones eux-mêmes s’enthousiasment du fait que l’un des leurs accède aux plus hautes sphères du pouvoir, il me semble que c’est plutôt encourageant.

Ça donne quand même espoir, pour la suite des choses.