Ces tombes autochtones anonymes qui surgissent par centaines, c’est l’histoire du Canada qui se désécrit devant nos yeux.

C’est l’histoire enterrée qui remonte.

Mais c’est notre histoire, quoi qu’en disent les néo-groulxistes, pour qui tout le mal venait des « Britanniques ».

L’ironie de ce 1er juillet, c’est que ce jour de fête est largement ignoré au Québec. C’est ici un jour de déménagement. Y a pas vraiment de fête à annuler. On se trouve donc, par la force historique des choses, exclus de la réflexion sur l’opportunité de « fêter » le Canada. C’est à la Saint-Jean que ça se passe, ici. C’est très commode : ça nous épargne une annulation, une gêne, une introspection. Et ça nous éloigne d’un deuil minimalement partagé.

Et pourtant, « nous » sommes partie prenante de la tragédie des pensionnats autochtones. « Nous », majorité historique québécoise, comme disent les bock-côtistes.

Pourtant, les politiciens fédéraux ayant conçu ce système venaient aussi du Québec. Il y a eu moins de ces pensionnats au Québec, et moins longtemps, mais il y en a eu plusieurs. Et ceux de l’Ouest canadien étaient dirigés par des communautés religieuses catholiques venant notamment du Québec.

Je sais aussi, même si ça ne se dit presque pas, que dans ces systèmes d’assimilation décidés par les instances politiques, systèmes qu’on jugerait criminels aujourd’hui, travaillaient des femmes et des hommes de bonne volonté qui pensaient sincèrement aider les enfants.

On n’a pas besoin de criminaliser toute une nation pour assumer notre passé.

Mais cette histoire qui remonte comme une eau noire, ce n’est pas l’histoire des « Anglais », ce n’est pas l’histoire du « gouvernement fédéral », c’est notre histoire commune.

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C’est curieux comment fonctionne le cerveau.

Voilà bien 10 ans que le gouvernement fédéral, les églises et les Premières Nations ont réglé à l’amiable une mégapoursuite autour de ces pensionnats. Des excuses solennelles ont été prononcées par le premier ministre de l’époque, Stephen Harper. Les chefs de tous les partis à Ottawa ont joint leur voix, sans restriction, à ces excuses – Stéphane Dion pour les libéraux, Gilles Duceppe pour le Bloc, Jack Layton pour le NPD. Des indemnisations importantes ont été versées. Une commission de cinq ans a sillonné le Canada pour recueillir des témoignages.

Un rapport a consigné toute l’infamie des pensionnats.

Et on dirait qu’aujourd’hui seulement ça devient un scandale.

C’était pourtant bien écrit, c’était « su » et archivé. Le mois dernier, je citais le rapport d’un médecin ayant inspecté des pensionnats de l’Ouest canadien et qui dénonçait le mauvais traitement des enfants. Des articles avaient été écrits dans les journaux. En 1907.

La différence aujourd’hui, c’est qu’on – « on », les allochtones – commence à le ressentir. Pourquoi ? Parce qu’on a l’image de cette indignité terminale : des tombes d’enfants anonymes. Oubliées. Effacées.

Des gens m’ont écrit : oui, mais le taux de mortalité chez les autochtones était très élevé ! Et alors ? On parle d’enfants arrachés à leur famille, dont ils n’auront plus jamais aucune nouvelle.

D’autres : les orphelins mouraient aussi beaucoup de négligence, de mauvais traitements et de tuberculose, dans les orphelinats. Sans doute. Mais d’abord, une indignité n’en justifie pas une autre. Et ensuite, les pensionnaires autochtones n’étaient pas sans parents : on les avait arrachés à leurs parents pour les blanchir. Ce n’est pas une nuance, c’est un projet fondamentalement différent.

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Quelque part en avril, des gens des Archives nationales m’ont écrit pour m’offrir de visiter leurs installations montréalaises. J’y suis allé sans le moindre a priori. Pour voir. Pour faire sortir les vieux dossiers de la justice du Régime français.

J’ai appelé quelques historiens. Pour arriver à la question de l’esclavage. J’avais en tête les données de Marcel Trudel, qui a fait un travail colossal pour répertorier tous les esclaves en Nouvelle-France : dans les 3000.

À la fin de sa vie, il avait actualisé les données à plus de 4000.

Les chercheurs aujourd’hui parlent de 10 000 à 12 000, pour la période allant de 1608 à 1760. Les trois quarts étaient des autochtones – souvent vendus par des nations autochtones qui les avaient elles-mêmes mis en esclavage.

Des gens m’ont écrit : les Indiens aussi avaient des esclaves ! D’autres : les Anglais avaient des esclaves !

Ou mieux : « nos » esclaves étaient mieux traités !

J’avoue ne pas comprendre cette sorte de réflexe défensif. Faut-il absolument que la nation ait un passé immaculé ? Faut-il être innocent pour demeurer des victimes des Anglais ? Pourquoi l’histoire, ici comme ailleurs, fait-elle peur à ce point ?

L’histoire n’est pas un objet inamovible. C’est une exploration qui ne devrait pas exclure les remises en question dérangeantes, les changements de perspective. À moins, bien sûr, de vouloir une histoire édifiante pour les enfants de la nation – ou pour une nation-enfant.

Ça n’empêche pas de souligner une fête nationale – comme les Allemands, les Français, les Américains, bref, tous les pays au passé en partie criminel, célèbrent la meilleure part d’eux-mêmes.

Ces jours de « découvertes » troublantes nous invitent, j’allais dire nous obligent, à cette lucidité collective : regarder notre passé sans complaisance, toute cette histoire qu’on déterre, avec le moins de mensonges possible. Et à l’assumer. Pour la suite du monde.