Le 14 mai dernier à Sutton, Yoan s’en allait rejoindre son amie Kayla. Yoan descendait la côte de la rue Woodard, Kayla la remontait. Ils avaient convenu de se rencontrer à mi-parcours.

Yoan dévalait la pente en long board, c’est comme une planche à roulettes, mais plus élancée.

Yoan, 14 ans, est tombé. Il allait vite. Pas une petite chute. Kayla a trouvé Yoan sur le bord du chemin, inconscient, gravement blessé.

C’est le cœur battant la chamade que Kayla a couru le kilomètre la séparant du domicile des parents de Yoan. Le cœur brisé, aussi, à l’idée de laisser Yoan comme ça, sur le bord de la route. Mais Kayla n’avait pas le choix. Il fallait appeler les secours.

Yoan a été transporté à l’Hôpital de Cowansville, puis au CHU Fleurimont, à Sherbrooke, vu son état grave.

C’était, je l’ai dit, une très mauvaise chute. Fracture du crâne, hémorragie au cerveau.

Aux soins intensifs, les médecins étaient si alarmés par l’état de Yoan que Martin et Josée ont tout compris sans avoir même besoin de se le faire dire….

Il fallait se préparer au pire.

C’est quoi, le pire ?

On parlait d’atteintes neurologiques permanentes. Josée et Martin ont commencé à veiller Yoan, à l’hôpital, en espérant que la tempête passe en vent, en priant de ne pas perdre leur fils.

***

Josée et Martin sont vignerons à Sutton, pas loin de l’église. Ne cherchez pas le Domaine Girouard sur l’internet, il n’y est pas. Lancer un vignoble, c’est cinq ans de travail en amont, sans une seule bouteille pour témoigner du patient labeur. En août prochain, le Domaine Girouard devrait commencer à embouteiller.

Ces jours-ci, dans les vignobles du Québec, c’est la période de la taille, on taille les vignes. Je résume : chaque vigne possède dix branches, il faut en tailler huit pour concentrer les raisins sur les deux branches restantes. La fenêtre pour tailler la vigne est très courte, quelques semaines à peine… Ces jours-ci.

Mais pour Josée et Martin, c’était foutu. Leurs 6000 plants de Frontenac et de Seyval à tailler devraient attendre. Ils veillaient Yoan, à l’hôpital : pas le temps de former les employés et de tailler les vignes. Impossible, cette année.

C’est alors que Stéphane Chévigny, ami de Martin, a eu l’idée de solliciter un de ses amis vignerons, Michel Robert, du Coteau Rougemont : Michel, j’ai des amis qui sont dans le trouble, leur fils est dans un état grave à l’hôpital, ils sont à leur chevet, ce serait plate qu’ils perdent en plus le contrôle de leurs vignes, eux qui préparent leurs raisins depuis des années…

Peux-tu donner un coup de main ?

Michel Robert – par ailleurs grand patron de Groupe Robert, l’entreprise de transport – n’a fait ni une ni deux et a envoyé un courriel à son réseau d’amis et de collègues vignerons québécois, mercredi matin…

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Michel Robert, du vignoble du Coteau Rougemont, a orchestré le sauvetage des vignes du Domaine Girouard.

Son message commençait ainsi : « Un de nos collègues vignerons est dans un grand besoin… »

Michel Robert annonçait que CH – Charles-Henri de Coussergues, de l’Orpailleur – était déjà sur place pour évaluer les besoins de taille et que son vignoble à lui, Coteau Rougemont, allait envoyer trois gars et un superviseur « pour partir le bal »…

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Charles-Henri de Coussergues, du Vignoble de l’Orpailleur, son petit-fils Louis et son gendre Alain Bazinet

Qui embarque ? a demandé Michel Robert.

Tout le monde a embarqué. Même des vignerons qui n’avaient pas été directement joints, mais qui avaient entendu l’histoire du Domaine Girouard entre les branches, se sont manifestés…

PHOTO FOURNIE PAR CHRISTIAN BOUCHARD

Travailleurs venus prêter main-forte dans les vignes du Domaine Girouard, à Sutton

L’Orpailleur, Coteau Rougemont, Château de Cartes, Grand Saint-Charles, Cartier Potelle et Courville : ils ont tous envoyé des bras et des experts pour éviter que le vignoble de Josée Tremblay et Martin Girouard ne parte en couille. N’oublions pas David Hosteing, du Dura-Club. Et les voisins, Marie-France Polidori et Grégoire Cadieux, ont organisé le ravitaillement de cette main-d’œuvre tombée du ciel…

PHOTO FOURNIE PAR MARTIN GIROUARD

Jeanne Florence Leclerc, employée du Domaine Girouard, et Édouard, fils de Martin Girouard

« Ils n’auraient pas perdu toute leur récolte, mais ç’aurait été du trouble, me dit Michel Robert pour illustrer à quel point la taille printanière est capitale. La vigne, ça pousse ! Si tu ne coupes pas, ça affecte la structure de ton plan sur des années… Surtout que leur vignoble, il existe juste depuis 2017. C’est important de bien tailler, au début. Sinon, c’est dur à ramener, après… »

J’ai rejoint Charles-Henri de Coussergues, de l’Orpailleur.

« Martin était impressionné, il a vu que les vignerons, on se tient !

– Vous le connaissez ?

– Pas du tout ! »

C’est ça, l’extraordinaire de cette histoire de solidarité entre vignerons québécois : tous ceux qui ont donné un coup de main à Martin Girouard et à Josée Tremblay ne les connaissent pour ainsi dire pas, le Domaine Girouard étant une très jeune pousse.

Michel Robert m’a résumé ça bien simplement : « Si ça m’arrivait à moi, j’aimerais qu’on vienne m’aider… »

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Stéphane Lamarre, vigneron du Vignoble Château de cartes, a lui aussi prêté main-forte dans les vignes du Domaine Girouard.

Vendredi, pendant que les vignerons du coin coupaient les branches des vignes du futur Domaine Girouard, Martin était avec eux, pendant que Josée était au chevet de Yoan. Les 24 paires de bras qui ont travaillé avec Martin ont fait le boulot. Les vignes ont toutes été taillées, attachées. Le désherbage a été fait, en grande partie.

Martin pourra s’occuper de Yoan, avec Josée, l’esprit tranquille.

***

J’ai joint Martin Girouard en lui expliquant qu’un de ses amis, Christian Bouchard, m’avait mis au parfum de cette extraordinaire histoire d’entraide.

Martin a accepté de me parler pour me dire la gratitude de sa famille à l’égard de ces vignerons solidaires, qu’il ne connaissait que de nom. Il n’en revient pas encore de cet élan d’entraide : « Les autres vignerons savent qu’on ouvre en août, qu’un vignoble, c’est cinq ans de travail sans toucher un sou… »

Parlant de sous, Martin Girouard a voulu les payer, pour tout ça, pour cet élan salvateur – « Ils ont sauvé notre récolte » –, mais il a été bien prévenu par les autres vignerons : c’est gratis, occupe-toi de ton gars…

Le père-vigneron a accepté de me parler, aussi, pour souligner un fait crucial : « Kayla a sauvé la vie de Yoan. Je sais qu’elle se sentait mal de le laisser là, sur le bord de la route. Mais si elle n’avait pas couru jusqu’à chez nous, on parlerait de lui au passé… »

Et sur la pointe des pieds, j’ai demandé :

« Et le petit, comment il va ?

– Il va mieux, m’a répondu Martin Girouard. On est passés de la possibilité de le perdre, mardi, à la possibilité qu’il n’y ait pas de séquelles… »

Yoan parle, il a même fait quelques pas. Il étonne les médecins.

On dirait bien que le pire est passé en vent. On dirait bien que les miracles existent et que, des fois, ils n’arrivent pas seuls.