La pièce beige est minuscule et nue ; une base de lit en béton en guise d’unique mobilier. Pas une, mais bien deux portes successives en acier permettent d’enfermer un enfant à l’intérieur.

La seconde porte fait un bruit retentissant en se refermant ; en tous points identiques à celui d’une porte d’une vieille cellule de prison. Les murs, eux, sont couverts de graffitis griffonnés au crayon de plomb. Plusieurs font l’apologie des gangs de rue locaux.

Depuis près d’un an, c’est ici qu’on place « en retrait » des enfants au « comportement perturbateur » hébergés en protection de la jeunesse au centre jeunesse Cartier, à Laval. Ils n’ont parfois que 9 ans, dénoncent deux sources à La Presse.

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L’une des deux portes en acier menant à la « cellule »

La faute qu’on leur reproche peut être aussi banale que d’avoir été agité durant l’heure prévue de repos dans leur chambre après le souper. Ou encore de « ne pas vouloir » manger leur repas, selon la présidente du Syndicat des travailleuses et travailleurs de Laval, Nathalie Bourque. « Pour éviter que tu ne perturbes les autres jeunes, on te met en retrait », dit-elle.

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Nathalie Bourque, présidente du Syndicat des travailleuses et travailleurs de Laval

« On les met en cage », se désole une des sources qui nous a alertée, mais qu’on ne peut pas nommer, car elle n’a pas l’autorisation de parler aux médias. « On va en faire des monstres », poursuit cette source.

Un centre qui déborde

En temps normal, au centre jeunesse Cartier, les enfants mis « en retrait » de leur unité parce qu’ils ont des comportements dérangeants sont envoyés dans l’unité d’apaisement La Source, où des intervenants les aident à retrouver leur calme. Là, les pièces de retrait sont munies d’un matelas et d’un bureau de travail, nous décrit-on.

Or, l’unité La Source sert aussi d’unité de vie en cas de débordement. Et depuis près d’un an, les demandes d’hébergement sont en hausse à Laval. Les jeunes devant être hébergés en centre jeunesse viennent de familles qui présentent plusieurs « caractéristiques défavorables à leur développement » comme de la violence et de l’abus, des problèmes de toxicomanie, une culture criminelle ou un faible encadrement, entre autres.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Taux d’occupation au centre jeunesse Cartier

En 2023, les 12 chambres de l’unité La Source ont été presque toujours occupées. Le taux d’occupation moyen y a été de 116 % en 2023 contre 57 % en 2022. Conséquence : les enfants qui doivent être mis en retrait sont placés dans de minuscules pièces d’isolement qui ressemblent à des cellules de prison. La porte demeure ouverte. Un intervenant est à proximité. Mais ils n’ont presque rien pour s’occuper, affirme Mme Bourque.

Ces enfants sont déjà déchirés. Plusieurs ne comprennent pas pourquoi ils sont là. Et on les traite comme ça.

Nathalie Bourque, présidente du Syndicat des travailleuses et travailleurs de Laval

Ces pièces – il y en a trois côte à côte – sont des « salles d’isolement » réservées normalement aux jeunes en crise. Un protocole strict encadre leur utilisation. Pour y être isolé la porte fermée, un jeune doit présenter un danger pour lui-même, pour les autres ou présenter un risque de fugue ou d’évasion.

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Cour intérieure du centre jeunesse Cartier

Sauf que là, ce sont des « enfants tannants » qu’on y place, affirment nos sources. Lorsque les trois salles sont occupées – et c’est fréquent –, un jeune de 17 ans peut être voisin d’un enfant de 9 ans, disent-elles. Nos sources ajoutent qu’il est déjà arrivé qu’un adolescent en colère se mette à insulter et à menacer l’enfant occupant la salle adjacente.

« Tu as un ado qui mesure 6 pieds et qui pèse 250 livres à côté d’un petit de 9 ans qui pèse 50 livres et l’ado lui crie : “Ferme ta yeule, je vais te casser la yeule, mon tabarnak”, décrit l’une de nos sources. C’est malsain. »

« Il n’y a pas de réadaptation qui se fait là. […] Rien ne justifie d’avoir recours à ces salles [pour un retrait] », selon Pierre-Luc Carrier, président de l’APTS Laval, syndicat qui représente notamment les éducateurs en centre jeunesse.

En entrevue avec La Presse, le Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de Laval confirme avoir recours aux salles d’isolement pour mettre des enfants en retrait. On reconnaît que cela n’est pas idéal. Mais on assure qu’un intervenant est présent en tout temps auprès de l’enfant et que l’objectif est que le passage y soit le plus court possible.

Directrice adjointe du programme jeunesse au CISSS de Laval, Annie Dion souligne que les installations du centre jeunesse Cartier sont « vétustes ». « Si on avait une autre bâtisse, on n’utiliserait évidemment pas ces locaux-là. Les locaux sont désuets [et ne sont] effectivement pas adaptés à la clientèle hébergée », dit-elle.

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Le centre jeunesse Cartier, à Laval

Construit en 1971 dans le but d’accueillir de jeunes délinquants, le centre jeunesse Cartier « est un bâtiment de deux étages très carcéral », reconnaît Mme Dion. En 2021, le CISSS de Laval a d’ailleurs soumis un plan au ministère de la Santé et des Services sociaux pour rajeunir ses installations (voir autre texte).

Unité vide dans le « secteur sécurisé »

En attendant, le malaise chez plusieurs employés du centre jeunesse Cartier est important, confirme la cheffe syndicale, Mme Bourque, qui représente notamment les agents d’intervention du CISSS de Laval.

Nos membres sont affectés par ça. Ce n’est pas normal.

Nathalie Bourque, présidente du Syndicat des travailleuses et travailleurs de Laval

Mme Bourque ne comprend pas que les enfants soient envoyés dans ces salles d’isolement alors qu’une unité de vie est complètement vide au centre jeunesse Cartier. Celle-ci avait été entièrement rénovée en 2023 pour accueillir l’unité Le Jardin, destinée à une clientèle vivant avec de lourds handicaps. Cette unité a été fermée dans l’urgence en décembre dernier à la suite du déclenchement d’une enquête policière pour maltraitance.

Lisez l’article « Nouvelles allégations de maltraitance dans un centre de Laval »

L’unité Le Jardin se trouve dans le « secteur sécurisé » du centre jeunesse Cartier. Là où séjournent notamment les jeunes contrevenants. Le CISSS de Laval ne veut donc pas y envoyer des jeunes sous la protection de la jeunesse, explique Mme Dion. Selon M. Carrier, de l’APTS Laval, le recours aux salles d’isolement plutôt qu’à l’unité de retrait devait être « temporaire ». « Mais ce ne l’est pas du tout », déplore-t-il.

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Deux portes successives en acier permettent d’enfermer un enfant à l’intérieur des pièces qui comptent pour seul mobilier une base de lit en béton.

Professeure à l’École de travail social et membre associée du département de pédiatrie de l’Université McGill, Delphine Collin-Vézina estime que la situation décrite par nos sources ne correspond pas à une « bonne pratique » et est « préoccupante ». Elle ne veut toutefois pas leur lancer la pierre. « On peut avoir des gestionnaires et des intervenants bien intentionnés, mais qui travaillent dans des lieux vétustes, pas aménagés pour permettre les bonnes pratiques, ajoute-t-elle. À un moment donné, il faut se positionner comme société en reconnaissant que c’est inacceptable comme milieu de vie pour les enfants qui ont les plus grands besoins. »

« Si j’aménageais une pièce comme cela dans mon sous-sol pour y enfermer mes enfants quand ils sont tannants, conclut l’une de nos sources, on appellerait la DPJ et je me ramasserais en prison. »