Les séquelles pèsent encore lourd pour deux travailleurs restés coincés au cœur d’un incendie de forêt lors d’une opération de sauvetage ratée à la Baie-James l’été dernier. Un évènement traumatique pour lequel ces immigrants originaires du Burundi, alors employés par la Société de protection des forêts contre le feu (SOPFEU), affirment qu’ils n’avaient pas été préparés.

Ses bras constellés de marques de brûlures, Thierry Setu se remémore avec difficulté les heures qui ont précédé l’accident du 10 juillet dernier. « Je suis juste content d’être en vie », souffle-t-il, le regard au loin.

Arrivé au Québec il y a cinq ans, ce réfugié burundais travaillait chaque été en Abitibi-Témiscamingue comme débroussailleur pour une entreprise privée en attendant d’obtenir son statut de résident permanent.

Poussé au chômage au printemps dernier lorsque le gouvernement a décrété une interdiction d’accès à la forêt en raison des incendies de forêt historiques qui sévissaient, il raconte s’être fait offrir de rejoindre les rangs de la SOPFEU comme combattant auxiliaire.

Ces employés saisonniers ne sont pas des pompiers forestiers, mais assistent plutôt ceux-ci dans leur travail en forêt.

Avec ses factures à payer, le choix n’a pas été difficile. « C’était soit ça, soit je restais chez moi à ne rien faire », se souvient Thierry Setu. Heureux malgré tout de pouvoir servir et « aider les gens », il s’embarque dans l’aventure.

Éteindre les « boucanes »

Une formation condensée de trois jours lui est offerte par la SOPFEU début juin. Son compatriote et collègue Jean-Claude Tigjane, arrivé lui aussi du Burundi, mais depuis un an à peine, est là également. Ils apprennent tous deux notamment comment éteindre les « boucanes », des feux toujours actifs sous le couvert forestier.

Les deux sont catégoriques : jamais il n’a été question de traverser un incendie de forêt.

Ils nous ont dit qu’on ne serait jamais en contact avec le feu.

Thierry Setu

« On ne peut pas former quelqu’un pour aller dans le feu en trois jours. On nous disait qu’on allait éteindre des boucanes », insiste pour sa part Jean-Claude Tigjane, lorsque joint à Edmonton, où il réside avec sa famille.

Puis, le 10 juillet dernier, à la Baie-James, alors qu’ils attendent un vol de retour puisqu’il n’est plus possible de travailler en raison de l’intensité des incendies de forêt, le responsable de leur équipe reçoit un appel.

« On ne pouvait pas refuser »

Un groupe de 11 collègues est bloqué à quelque 100 kilomètres, à l’aéroport de La Grande-3, d’où ils ne peuvent plus décoller en hélicoptère.

PHOTO MARTIN TREMBLAY, ARCHIVES LA PRESSE

Les pourtours de l’aéroport de La Grande-3 ont été ravagés par le plus grand incendie de forêt jamais répertorié dans la province.

À bord de trois camions, dont un est occupé par deux employés d’Hydro-Québec, les deux combattants auxiliaires et leur chef d’équipe empruntent donc la route Transtaïga pour aller les secourir.

« On n’a pas [eu] le choix, se souvient Jean-Claude Tigjane. Notre chef nous a dit : ‟On y va, venez, on va secourir les autres.” On ne pouvait pas refuser. »

Sur la route, la situation est chaotique. Une vidéo captée quelques minutes avant l’accident par Thierry Setu montre le ciel menaçant, couvert de fumée, les flammes qui entourent les véhicules, le vent fort qui souffle sur la taïga.

« On a traversé une première boucane, puis en arrivant devant l’autre d’après, c’était impossible de passer. On a fait demi-tour, mais en revenant sur la première boucane… », se remémore-t-il, la voix tremblante, laissant sa phrase en suspens.

Attendre la mort

Surpris par la fumée, les deux premiers véhicules du convoi restent bloqués. La troupe est entourée par les flammes. « On est restés dans le truck pendant une heure et demie en attendant la mort », se rappelle Jean-Claude Tigjane.

PHOTO TIRÉE D’UN RAPPORT DE LA SOPFEU

Le camion conduit par Thierry Setu lors de l’accident du 10 juillet dernier, à l’endroit où il a été récupéré peu de temps après

Paniqué, Thierry Setu sort du camion qu’il occupait seul, dans l’espoir de s’enfuir. C’est là qu’il sera brûlé par des débris en feu. Dans son rapport des évènements, la SOPFEU détermine comme la « cause directe » de l’accident le fait qu’il ne portait alors pas le haut de sa combinaison ignifuge.

Ce dernier affirme plutôt qu’il n’avait jamais été préparé à l’éventualité de se retrouver au cœur d’un incendie. « Il y a eu une erreur », martèle-t-il.

Encore aujourd’hui, les deux hommes sont toujours en arrêt de travail. Pour Jean-Claude Tigjane, la blessure est surtout psychologique.

Pendant trois mois, je n’ai jamais dormi plus que deux heures. Je faisais des cauchemars, je ne pensais qu’à ça.

Jean-Claude Tigjane

Thierry Setu a quant à lui dû faire de la physiothérapie, ses brûlures l’obligeant à dormir sur le ventre, les bras levés. Il continue de voir un psychologue et a tenté de retourner à son travail, en vain.

Le seul accident majeur

La SOPFEU a réagi en admettant que la formation reçue par les combattants auxiliaires « n’aborde pas précisément la situation où un camion traverse un feu », un aspect réservé à la formation des pompiers forestiers.

Mais une partie de leur formation porte spécifiquement sur la « sécurité lors des opérations de combat » qui aborde notamment comment « appliquer le plan de combat et d’évacuation et les mesures d’urgence », indique son porte-parole, Stéphane Caron.

Il est donc faux de prétendre que la formation donnée aux combattants auxiliaires ne contient pas d’éléments au sujet de la procédure à suivre au cas où ils se retrouveraient au cœur d’un incendie en situation d’urgence.

Stéphane Caron, porte-parole de la SOPFEU

Qui plus est, la question du port des « équipements de protection individuels » est abordée en détail et est répétée « régulièrement » sur le terrain, insiste Stéphane Caron.

Mais les évènements du 10 juillet relèvent d’un « accident de travail », convient-il. « Ces travailleurs n’auraient pas dû se retrouver à traverser un feu avec des véhicules. »

Avec environ 5 millions d’hectares de forêt touchés par les incendies l’été dernier au Québec, un record dans la dernière décennie, la SOPFEU rappelle qu’« aucun autre incident majeur [n’est] survenu au cours de la saison ». « Dans les circonstances, il s’agit d’un bilan remarquable, qui mérite d’être souligné », juge Stéphane Caron.