Lundi, La Presse a rapporté que de plus en plus de femmes aux prises avec la crise du logement vieillissent dans les rues de la métropole. Les organismes qui leur viennent en aide font aussi face à de nouvelles réalités. Mais les visages de l’itinérance sont variés. Aujourd’hui, nous vous proposons deux témoignages de femmes qui ont osé raconter leur histoire.

Tania est arrivée au Chaînon un soir d’avril. Au creux de son ventre, des années de deuil, de violence, de souffrance. Elle n’avait qu’un sac à main et un sac à dos. Et un filet d’espoir.

Tania est grande, mais moins que son rire. Il résonne dans la chapelle de l’organisme Le Chaînon, où elle a accepté de témoigner. Ça fait quelques semaines qu’elle est hébergée ici, dans ce refuge au pied du mont Royal qui accueille depuis 90 ans les femmes blessées. Nous l’avons rencontrée un matin de mai.

Elle plonge : « Je me suis retrouvée en itinérance du jour au lendemain. » À la fin du mois de mars, Tania a réalisé qu’elle devait fuir la relation dans laquelle elle se trouvait. « ​​Ça a dégénéré, il m’a quasiment bousculée, j’ai senti que ma vie était en danger, je ne voulais pas qu’il me parle comme ça, confie-t-elle. Je ne me sentais plus bien dans ma peau, j’étais renfermée, je ne sortais plus, je ne prenais plus de douche. Je me suis dit : il faut sortir d’ici. »

Elle s’est retrouvée dans un motel, le temps de reprendre ses esprits. Elle n’avait plus de logement, nulle part où aller.

La cassure, Tania l’a vécue des années plus tôt. À la naissance de son fils, en 2018.

« J’avais une grossesse à risque. L’enfant est né avec une malformation congénitale. La DPJ me l’a enlevé à l’hôpital », se souvient-elle. Son sourire s’évanouit. « J’étais en dépression post-partum, l’enfant était vulnérable. J’étais seule. Ça m’a vraiment affectée. J’ai pris beaucoup de médicaments. C’est la période la plus sombre de ma vie. »

C’est aussi le début d’une série d’épisodes d’itinérance. Entre la rue et les organismes d’aide, des hommes. Des amours éphémères, qu’elle résume ainsi : « Je m’accroche un peu trop aux relations. »

Se déposer

Réussir à avoir une place au Chaînon n’a pas été simple. Tania a dû rappeler plusieurs jours d’affilée, dans l’espoir qu’un lit se libère.

PHOTO MARCO CAMPANOZZI, LA PRESSE

Le Chaînon sert des dizaines de milliers de repas par année à des femmes dans le besoin.

Quand elle a fini par arriver, en fin d’après-midi, elle n’était « pas bien du tout. Moralement et physiquement », décrit-elle.

À l’entrée du Chaînon, il y a un salon d’accueil. Des sofas confortables, des cadres apaisants aux murs. Un peu plus loin, une petite chambre, avec un lit à une place et une table de chevet. C’est là que Tania s’est retrouvée.

La paix que j’ai ressentie dans cette chambre, quand j’ai dormi. Je me suis sentie en sécurité. Le lendemain, ils m’ont donné un pyjama. J’ai mangé, j’ai dormi, je me suis reposée. Il n’y a pas de mots.

Tania

Reprendre vie

En quelques semaines, Tania a renoué avec des projets. Alors qu’elle n’avait pas travaillé depuis 2017, elle a tenté sa chance avec une agence de placement.

Elle s’est retrouvée dans une usine, à faire de l’emballage et de l’étiquetage. En parallèle, elle a pu accéder à un programme à long terme du Chaînon. « Ça se passe bien, je me sens différente, ça me fait du bien de voir du monde. Ça fait cinq semaines que je suis ici, mais c’est comme si ça faisait une année ! »

Son rêve : avoir un emploi stable, se préparer à retourner en logement. Travailler sur elle-même.

« Je me sens sur la bonne voie, se réjouit-elle. Il y a du renouveau, de l’espoir, de la motivation. C’est fini, la victimisation. Tout est possible en ce moment ! »

« Tu ne sais pas où aller »

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

Suzanne s’est retrouvée à la rue en 2019, après avoir accompagné pendant des années un ami atteint du cancer.

Après avoir accompagné un ami vers la mort, une partie de Suzanne s’est aussi éteinte. Pendant des années, elle a vécu en marge, de studios insalubres à des entrepôts illégaux. Jusqu’à ce qu’un groupe rock rallume sa flamme.

C’est d’une voix douce et légère que Suzanne raconte son errance, ses cheveux blancs comme un voile sur ses épaules. « Je louais ce que je pouvais », résume la femme de 43 ans. Ce qu’elle pouvait se payer, c’était des studios avec des coquerelles. Des espaces d’entreposage où elle se lavait dans un lavabo. Des colocations avec des hommes qui la mettaient mal à l’aise.

Nous avons rencontré Suzanne un après-midi de mai, dans la salle commune du pavillon pour femmes de la Mission Old Brewery, dans le quartier Centre-Sud de Montréal. Elle s’y trouve depuis la mi-février.

Suzanne s’est retrouvée à la rue en 2019, après avoir accompagné pendant des années un ami atteint du cancer. « J’ai beaucoup donné. Il est décédé à l’hôpital. Après, j’ai eu de la difficulté », raconte-t-elle. Le logement lui rappelait sans cesse son compagnon. Elle a décidé de partir, sans réaliser à quel point le marché locatif lui serait inaccessible.

« À Montréal, on ne sait plus trop où aller », expose-t-elle. « Même sur Kijiji, il y a des annonces réservées “for Indians only” ou “pour étudiants français seulement”. Quand tu as un petit peu de problèmes, que tu n’es pas assez en forme pour travailler, tu te sens mis de côté. »

Pendant qu’elle cherchait où vivre, les Montréalais profitaient de la vie. Un contraste lourd à porter.

Tu vois plein de monde se faire du fun dans les restos, et toi, tu ne sais plus trop où aller.

Suzanne, 43 ans

Au point de se refermer sur elle-même. « J’étais devenue sauvage, très méfiante », observe Suzanne avec le recul.

Sauvée par la musique

Vers la fin de la pandémie, Suzanne a assisté à deux concerts du groupe rock The Tea Party, grâce à une invitation. « Ça m’a ramenée à la vie. »

En quête de musique (et peut-être d’espoir), Suzanne a ensuite accompagné des amis musiciens en tournée, en Ontario. « J’ai pris le train, l’autobus, à petit budget. J’ai eu de l’aide, il y a des gens qui disaient : “Viens-t’en, viens manger avec nous [dans des centres d’aide]. »

Ç’a été le déclic. « Je me suis dit : quand je vais revenir à Montréal, je vais aller chercher de l’aide », se souvient Suzanne.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

La cafétéria du pavillon Patricia-Mackenzie de la Mission Old Brewery

Elle est arrivée à la Mission Old Brewery en plein hiver. « J’étais fatiguée, déprimée, je ne savais plus où aller, je n’avais pas d’appartement. J’étais perdue. »

La douceur de l’accueil qu’elle a reçu à la Mission Old Brewery a fait fondre ses barrières.

« Je me suis assise. J’avais les larmes aux yeux. Je ne connaissais personne, mais c’était la gentillesse, témoigne-t-elle. Quand tu ne sais plus où aller, que tu te fais rejeter, crier après, des fois par des proprios – parce que quand tu as moins d’argent, tu te fais traiter comme une moins que rien –, toutes ces insultes-là, ça s’accumule. »

Ne plus être seule

Suzanne a eu la chance d’avoir une place le soir même de son arrivée à la Mission Old Brewery. Au contact des autres résidantes, elle a réalisé qu’elle n’était pas seule. Loin de là.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

L’un des 12 studios réservés aux femmes en situation d’itinérance du projet « Les voisines de Lartigue » mis sur pied par la Mission Old Brewery.

« Il y a des femmes qui ont une haute éducation, des femmes de toutes les couches de la société. Je me suis rendu compte que ça peut arriver à n’importe qui [de tomber en situation d’itinérance]. »

Son rêve : trouver un petit logement où vivre en paix. « Et tranquillement recommencer à contribuer à la société, ajoute-t-elle. C’est vraiment simple, simple, simple. »

Lisez « L’itinérance au féminin : Poussée à la rue à 67 ans »