*Attention, ce reportage contient des propos explicites et la description de pratiques sexuelles violentes.

Elle est bien loin, l’époque où la page centrale de Playboy faisait scandale. Les sites pornos gratuits, que près de 85 % des adultes visitent au moins une fois par mois selon différents sondages, montrent des actes sexuels de plus en plus crus et violents. Et plus on s’y attarde, plus l’algorithme de recommandation nous en propose, démontre notre enquête. Plongeon dans un univers que personne n’admet fréquenter.

Le danger croît avec l’usage

Le rendez-vous a été pris juste après le jour de l’An. Caroline* a fait la connaissance de Samuel Moderie sur l’application de rencontre Badoo. Elle l’a vite trouvé charmant, comique et attentionné. « C’était assez clair qu’on allait coucher ensemble le soir où il est venu me rejoindre dans un bar. Au début, j’étais consentante », dit-elle.

Mais dès qu’elle s’est retrouvée seule avec lui à son domicile, elle a complètement perdu contact avec la réalité. Samuel Moderie l’aurait droguée avec un puissant soporifique, probablement dissous dans du rhum, pour l’agresser sexuellement, selon l’acte d’accusation déposé par le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM).

Caroline n’a que trois flashbacks de l’agression, dont celui-ci : « Je me réveille parce que je ne suis plus capable de respirer. J’ai son pénis dans le fond de la gorge qui me bloque l’air, j’étouffe. En plus, il est en train de m’étrangler avec ses mains. »

PHOTO FOURNIE PAR LE SPVM

Samuel Moderie

Samuel Moderie a déjà été condamné une première fois en 2019 pour des agressions similaires sur une première victime. Sa « surconsommation de pornographie est venue alimenter [ses] fantasmatiques déviantes » et a favorisé « une objectification de la femme et détérioré [sa] morale sexuelle », souligne son rapport de libération conditionnelle.

Ce modus operandi, il l’aurait répété avec plusieurs des 15 autres victimes qu’il est accusé d’avoir violées, dans certains cas en filmant la scène. Selon une source policière au courant de l’enquête, Samuel Moderie affectionnait particulièrement insérer son pénis dans le fond de la gorge de ses victimes et les étrangler.

Il n’est pas le seul. En septembre 2020, la Cour du Québec a condamné Benjamin Sklivas, un ancien représentant publicitaire de MindGeek, la multinationale montréalaise qui exploite les sites pornos Pornhub et YouPorn, à neuf mois de prison pour une agression sexuelle sur une femme de 19 ans qu’il avait rencontrée sur Tinder.

Après avoir échangé de nombreux textos à caractère sexuel avec Benjamin Sklivas, la victime avait accepté de le rencontrer et de lui faire une fellation. « La situation s’est vite détériorée. Il a commencé à pousser ses parties génitales profondément dans la gorge » de la victime, rendant sa respiration impossible, souligne le jugement. Quand elle lui a fait signe de retirer son sexe, il n’a pas obtempéré, ce qui a provoqué chez elle un réflexe de vomissement. Elle s’est réfugiée aux toilettes, où M. Sklivas l’a pénétrée de force, « interprétant [ses] larmes et les refus répétés de madame à une pénétration vaginale comme les simples expressions d’un ‟jeu de rôles” », a conclu le juge Manlio Del Negro.

Encore à ce jour, le compte Twitter de Benjamin Sklivas, bien qu’inactif depuis sa condamnation, est bourré d’abonnements à des comptes d’actrices porno, dont certaines diffusent des vidéos explicites où elles se font frapper le visage ou donner des claques sur les seins alors qu’elles s’adonnent à des pratiques sexuelles avec des hommes.

Le gagging, une pratique omniprésente sur Pornhub

Dans l’univers de la pornographie, la pratique décrite dans ces deux agressions, par laquelle un homme insère son pénis profondément dans la gorge d’une partenaire sexuelle au point de bloquer momentanément sa respiration, a un nom : le gagging (de gagging reflex, ou réflexe nauséeux).

Elle est extrêmement fréquente sur les sites pornos gratuits comme Pornhub, YouPorn ou xHamster, qui sont visités quotidiennement par des dizaines de millions de personnes.

Dans une étude publiée en 2020, des chercheurs de l’Université Bloomington d’Indiana, qui ont analysé 4009 scènes pornos hétérosexuelles sur Pornhub et XVideos, ont conclu que ces sites contenaient respectivement 12 % et 6 % de scènes montrant du gagging. En tenant aussi compte des scènes qui montrent des fessées (spanking) ou des tapes au visage ou sur le corps (slapping), de l’étranglement (choking) ou du tirage de cheveux lors d’ébats sexuels, les mêmes chercheurs concluent que 45 % des clips de Pornhub et 35 % de ceux de XVideos contiennent des « scripts d’agression ». Dans 97 % des cas, les cibles de ces agressions sont des femmes.

Plusieurs experts et intervenants consultés dans le cadre de ce reportage soulignent que la très vaste majorité des personnes qui consomment de la pornographie – jusqu’à 80 % des hommes et 40 % des femmes d’âge adulte en ont visionné au cours des 30 derniers jours, selon différents sondages – ne mettront jamais en pratique les gestes violents qu’ils voient dans la porno.

« Pour qu’il y ait un risque de passage à l’acte, il faut aussi regarder d’autres facteurs », indique Beáta Bőthe, professeure au département de psychologie de l’Université de Montréal, qui s’intéresse à l’usage problématique de la pornographie.

Quel type de pornographie regardent-ils ? Si les jeunes regardent de la pornographie plus violente, il y a un risque plus élevé qu’ils s’engagent dans des comportements sexuels violents.

Beáta Bőthe, professeure au département de psychologie de l’Université de Montréal

Quand le système de recommandation de Pornhub s’en mêle

Justement, à cet égard, plus une personne consomme de la pornographie sur Pornhub (le site porno gratuit le plus consulté au monde, selon plusieurs sources documentaires), plus son moteur de recommandation lui proposera des scènes contenant du gagging ou d’autres actes sexuels violents, suggèrent nos recherches.

Nous avons analysé 250 vidéos sur Pornhub avec une connexion mobile et un ordinateur qui n’ont jamais été utilisés pour consulter de la pornographie.

Au premier jour, moins de 12 % des clips contenus sur la première page de la section « recommandé pour vous » de Pornhub contenaient du gagging, et moins de 6 % montraient des femmes qui se faisaient tenir par le cou, tirer les cheveux ou donner une tape sur les fesses.

Au quatrième jour, après avoir visionné des centaines de clips recommandés par l’algorithme, la proportion de scènes montrant du gagging était passée à 54 %. Près de 25 % des scènes suggérées contenaient de l’étranglement ou des tapes sur les fesses.

Et parmi les 15 vidéos les plus visionnées de la semaine au Canada (selon les données de visionnement diffusées par Pornhub) lors de notre expérience, ce sont 58 % des scènes qui montraient du gagging et 15 %, des cheveux tirés, de l’étranglement ou des tapes sur les fesses ou sur le corps.

Pornhub reconnaît qu’elle utilise des algorithmes pour « personnaliser » l’expérience de ses usagers. « de la même façon que le font YouTube, Google, Netflix et Amazon Prime », affirme Solomon Friedman, actionnaire d’Ethical Partners, l’entreprise propriétaire de MindGeek et de Pornhub.

Pornhub assure avoir un « mécanisme robuste » pour écarter les vidéos qui dépeignent des actes illégaux, mais ne censure pas les actes sexuels violents. « Nous ne stigmatisons pas la libre expression sexuelle. Nous n’essayons pas d’isoler dans une zone d’illégalité des pratiques sexuelles qui ne sont juste pas à notre goût, incluant les pratiques sadomasochistes, les fantasmes sexuels [kinks] et les jeux sexuels brutaux [rough sex] », ajoute M. Friedman.

« Là où nous traçons la ligne, c’est la violence extrême qui pose de sérieux risques de blessures. L’étranglement extrême, la douleur extrême, [sont interdits du site] mais pour plusieurs millions de personnes, cela fait partie de pratiques qui sont saines et légales ».

Un cercle vicieux

En Grande-Bretagne, où le Parlement se penche depuis plusieurs mois sur l’impact de la pornographie chez les jeunes, un rapport publié au début de mars par le Comité interparlementaire sur l’exploitation sexuelle commerciale a tiré une conclusion sans équivoque : les effets néfastes de la pornographie sont semblables à ceux du tabagisme sur le cancer du poumon ; le danger croît avec l’usage.

Un sondage réalisé en 2019 pour la BBC, auprès de 2002 femmes âgées de 19 à 39 ans en 2019, indique que 38 % des répondantes ont déjà subi du gagging, des fessées, des tapes sur le corps ou au visage, de l’étranglement ou se sont fait cracher dessus lors d’une relation sexuelle consensuelle. Au total, 20 % ont dit qu’elles le subissent la plupart du temps ou à chaque relation sexuelle. Et 42 % ont dit qu’elles avaient senti une pression ou s’étaient senties obligées d’accepter ces gestes, et 20 % ont dit qu’elles en sont restées bouleversées ou effrayées par la situation.

« Plus la pornographie est visionnée, plus les utilisateurs mettent en pratique les scripts qu’elle contient pendant une relation sexuelle », et plus la pornographie « guide leurs attentes sexuelles », affirme le rapport, qui s’est penché sur des dizaines d’études scientifiques sur la question.

« La pornographie est une sorte d’éducation au viol », estime, en somme, le groupe parlementaire, composé de neuf députés du Parti travailliste, du Parti conservateur et du Parti national écossais, ainsi que de deux représentants de la Chambre des Lords.

Pornhub rejette catégoriquement ces conclusions, nous renvoyant à trois études scientifiques datant de 1996, 2009 et 2010 qui concluent le contraire. « Les députés et les sénateurs de la Chambre des Lords peuvent dire ce qu’ils veulent, ils n’ont pas à se soucier des faits ni que leurs écrits soient revus par des pairs », argumente Solomon Friedman.

« Pire que les annonces d’auto »

Pour le sexologue montréalais Michel Lemay, il ne fait pas de doute que la pornographie exerce un « conditionnement pire que les annonces d’autos », transformant, pour certaines personnes, la sexualité en un bien à usage unique.

« Dans la sexualité, normalement, c’est vous qui déterminez ce qui est bien pour vous. Mais avec la porno, on ne vous laisse pas le choix. On vous présente les comportements [qui sont jugés] normaux », indique-t-il.

« L’éducation, c’est le seul vrai rempart contre ça. »

* Prénom fictif. Une ordonnance de non-publication nous interdit de dévoiler l’identité de la victime alléguée.

Précision : une version précédente de ce texte indiquait que Beáta Bőthe est professeure au département de sexologie de l’Université de Montréal. Elle est plutôt professeure au département de psyhologie. Nos excuses.

Le blurred-lines, nouvelle tendance troublante

Lors de notre expérience, certaines vidéos suggérées par Pornhub appartenaient à une nouvelle tendance appelée blurred-lines.

Typiquement, ces vidéos montrent un homme qui s’adonne à un acte sexuel sur une partenaire qui n’est pas clairement consentante, et qui peut même montrer du dédain. Une des vidéos que nous avons analysées, visionnée 545 000 fois sur Pornhub, mettait en scène un jeune homme qui insère son pénis dans la bouche d’une femme qui s’est endormie la tête sur ses genoux en regardant la télé. En se réveillant, la femme montrait des yeux affolés et pleurait. Cette vidéo, que nous avons visionnée à la mi-mars, semblait violer la « Politique sur le contenu non consensuel » de Pornhub, qui interdit les vidéos « montrant des signes de détresse ou de panique avant ou après l’acte » et exige qu’un « consentement clair soit donné » lorsqu’un scénario met en scène une personne endormie. Le compte de l’actrice comptait 91 000 abonnés et 34 millions de visionnements – dont plusieurs clips qui montraient des scènes semblables.

Le compte a finalement été suspendu par Pornhub le 5 juin dernier, pour violation des politiques de l’entreprise, et fait présentement l’objet d’une évaluation de l’équipe de modération de contenu. Pornhub affirme que l’actrice qui a produit la vidéo s’est depuis plainte et a demandé que la vidéo soit remise en ligne « en disant que sa vidéo était consensuelle, dépeignant un jeu de rôle, et doit être remise en ligne », indique M. Friedman.

Quelques faits saillants de notre expérience

7,1 millions de visionnements

La vidéo au 11rang des plus populaires de la semaine au Canada (selon les chiffres diffusés par Pornhub) lors de notre expérience montrait une scène particulièrement violente et dégradante pour la femme, où un des hommes lui assenait un coup de poing violent sur une fesse, en plus de lui contraindre les bras dans une position de domination totale pendant qu’un autre homme lui faisait subir du gagging extrême.

1,8 million de visionnements

Dans une des vidéos de la page d’accueil de Pornhub montrant du gagging, l’homme bloque la respiration de sa partenaire avec son pénis et lui pince le nez pendant quelques secondes pour l’empêcher complètement de respirer. Selon une source judiciaire au courant de l’enquête visant Samuel Moderie, les images vidéo qu’il aurait filmées avec son téléphone le montreraient aussi en train de pincer le nez des femmes qu’il avait droguées lors de ses agressions alléguées.

Pornhub, le Big Brother de la porno

Particulièrement peu encline à expliquer ses pratiques publiquement, la multinationale montréalaise MindGeek, propriétaire de Pornhub, récolte des tonnes de données sur les préférences sexuelles de ses utilisateurs à chaque connexion, même s’ils visionnent la porno en mode « incognito ». Ces données massives servent ensuite à modeler de nouveaux scénarios ou de nouvelles tendances.

La politique de confidentialité affichée sur Pornhub indique qu’à chaque connexion, le site enregistre l’adresse IP et se sert de témoins (cookies) pour savoir combien de temps l’utilisateur passe sur chaque page.

En 2019, deux professeurs de droit de l’UCLA et de l’Université de New York, Kal Raustiala et Christopher Sprigman, ont publié un rapport de recherche sur l’industrie de la vidéo sur demande, basé en partie sur une des rares entrevues accordées par les propriétaires de MindGeek. « La direction de MindGeek a expliqué avec insistance que [c’est] l’analyse de données de millions de visionnements qui permet à MindGeek de déterminer » que « certains dialogues, actes sexuels et positions particulières de caméra attirent davantage d’auditeurs que d’autres ».

Cette utilisation massive de données crée parfois « des changements importants de préférences » et peut même servir à « créer de toute pièce de nouveaux genres », ajoutent les auteurs.

« C’est la même dynamique qui fait en sorte que ces sites gratuits sont bourrés de clips avec des titres hyperviolents, comme “jeune adolescente menue se fait défoncer”, et plein d’autres vidéos où on suggère qu’un adolescent couche avec sa demi-sœur ou avec sa belle-mère », dénonce la productrice et réalisatrice porno espagnole Erika Lust, auteure de films destinés à une clientèle féminine. La technologie a beaucoup à voir avec cette offre. « Ces sites poussent ces concepts, parce qu’ils pensent que c’est ce que leur auditoire veut voir », affirme Mme Lust, qui a récemment fait une projection dans un cinéma grand public de Calgary.

Nicola Lafleur, propriétaire du studio XXX québécois Productions Pegas, qualifie les algorithmes de recommandation comme celui de Pornhub de « cercle vicieux ».

Avec la technologie, on a des rapports de performance qui nous permettent de monitorer chacun de nos produits.

Nicola Lafleur, propriétaire des Productions Pegas

« Ça nous permet de présenter différentes versions de la même scène, de changer l’image d’accueil de la vidéo, de revoir le synopsis ou le titre » pour maximiser la portée d’une vidéo. « Les producteurs vont à la pêche. Quand on voit un lead [dans les données], ça fait boule de neige, et ça devient une tendance », résume le producteur.

Mais d’un autre côté, insiste-t-il, la pornographie évolue aussi avec ceux qui la consomment. « Il y a quelques années, quand on faisait remplir un questionnaire aux candidates [actrices] avant de tourner la scène, environ une sur vingt acceptait de faire des choses très wild. Aujourd’hui, le spanking, le crachage au visage, les injures, c’est devenu la norme. Souvent, soutient M. Lafleur, ce sont les candidates elles-mêmes qui le suggèrent. »

« Les jeunes [acteurs et actrices] de 20 ou 30 ans avec qui on travaille, ils regardent de la porno depuis longtemps. Ça vient d’eux, aussi, ces tendances-là. Et ça vient avec des notions de consentement qui ont aussi évolué », conclut M. Lafleur.

À lire demain : « Une question de santé publique »