Plusieurs États américains décrivent le phénomène comme une « crise de santé publique ». Pendant que la consommation problématique de pornographie, particulièrement par les jeunes hommes, fait émerger des solutions draconiennes chez nos voisins du Sud, le sujet reste pratiquement tabou dans nos écoles.

Accro à la porno à 8 ans

Nicolas a découvert la pornographie à l’âge de 8 ans. Il est tombé sur ses premières images explicites par hasard, sur la tablette dont il se servait pour l’école. « Je trouvais ça extraordinaire. Ça me donnait un kick de dopamine incroyable », dit le jeune homme, aujourd’hui âgé de 23 ans.

Il n’avait aucune idée que l’excitante découverte le mènerait, quelques années plus tard, au bord du suicide, incapable de s’empêcher de passer des nuits entières à regarder des sites pornos gratuits. « J’essayais de me donner des limites de temps. Je me disais, deux heures max. Finalement, ça durait 15 heures. »

Lisez « Une sorte d’éducation au viol »

« Je n’avais plus aucune motivation. Ma vie était marquée par la paresse, l’apitoiement et l’isolement total. Je suis devenu un monstre, je me sentais comme une poubelle », analyse Nicolas, dont les études universitaires ont été sérieusement affectées par sa dépendance.

L’insécurité et l’angoisse induites par sa consommation frénétique de porno l’ont rendu incapable, à ce jour, d’avoir une relation sexuelle avec une femme.

Nicolas et cinq autres hommes accros à la porno, certains recommandés par le mouvement Sexoliques Anonymes, d’autres par la maison de thérapie La Bouée, ont accepté de nous décrire leur enfer. Ils ont tous requis l’anonymat à cause du tabou qui entoure la question.

Ces six hommes ont tous décrit la facilité d’accès absolue de la porno comme un facteur majeur de leur dépendance.

Une bière ou de la drogue, il faut que tu ailles les chercher. Pas la porno. Elle est dans ton téléphone, gratuite, tout le temps, partout où tu vas.

Nicolas

Éric, 52 ans, propriétaire d’une entreprise de construction, qui consommait systématiquement de la cocaïne en regardant de la porno, pouvait se masturber quatre ou cinq fois par soir en regardant des sites gratuits chez lui. « La cocaïne, il y a juste ta première ligne de la journée qui est bonne ; les autres, tu les prends pour te maintenir. Avec la porno, tu obtiens ton bonheur instantanément », observe-t-il.

Mais comme pour toute drogue, l’habitude a fini par rendre leur dépendance plus exigeante. Les six hommes ont raconté s’être trouvés dans une spirale infernale, où la recherche de vidéos montrant des choses qu’ils n’avaient jamais vues est devenue centrale à leur plaisir.

« Si Pornhub me recommandait une vidéo dans laquelle les personnes s’urinaient dessus, je la regardais pareil », raconte Steven, un jeune homme qui a dû troquer son iPhone contre un téléphone à rabat (flip phone) pour limiter ses tentations.

« Même les vidéos de filles qui se faisaient carrément battre, je les regardais », renchérit Maxime, un homme aujourd’hui abstinent, dont le nom a fini par figurer sur la liste « Dis son nom » à cause de ses comportements sexuels débridés dans le monde réel.

Conséquences réelles

Si le glissement vers des comportements criminels demeure rare, les impacts sur la vie des dépendants à la porno restent importants. Les six hommes qui ont témoigné disent qu’ils ont fini par mentir à leurs proches pour expliquer leur absence ou leur retard à des rendez-vous importants parce qu’ils ne pouvaient s’empêcher de regarder de la porno.

Éric s’est rendu jusqu’à prendre du Cialis en cachette pour arriver à avoir des relations sexuelles avec sa conjointe.

Je n’avais plus de libido. Faire l’amour, c’était une tâche, j’aimais mieux me crosser.

Éric

Chacun s’explique sa dépendance d’une façon différence. Pour Keven, qui travaille seul à la maison, la porno est une façon de combattre l’inconfort de la solitude. Pour Éric, c’est une échappatoire pour oublier des gestes violents qu’il a commis alors qu’il travaillait comme collecteur de dettes pour le crime organisé. Nicolas, qui souffre d’anxiété, dit que la porno crée autour de lui une bulle où il se sent en contrôle.

Patrick, lui, affirme qu’il a été agressé sexuellement par un homme pendant son enfance, et que ses parents ont fermé les yeux sur ce geste. « Ça a détruit les repères moraux », croit-il.

Le chemin de l’abstinence est généralement difficile.

« Les gens qui veulent s’en sortir y arrivent par la sensualité », explique le sexologue Michel Lemay, qui compte plus de 40 ans de pratique privée. « Ils doivent devenir plus réceptifs aux émotions, aux sentiments, aux sensations agréables. Dans la porno, il n’y a pas de sensualité, c’est des fantasmes. »

Êtes-vous dépendant à la porno ?

Il n’existe pas de définition officielle de dépendance à la pornographie. Par contre, l’OMS reconnaît depuis 2018 un diagnostic de « trouble compulsif du comportement sexuel », qui « peut inclure l’utilisation problématique de la pornographie », explique la professeure Beáta Bőthe), de l’Université de Montréal. « Pour les thérapeutes, ça aide à chercher des comorbidités, et ça devient plus facile pour les gens d’obtenir des traitements et de pouvoir se faire rembourser par leurs assurances. »

Myriam Day-Asselin, sexologue et directrice du développement à la Fondation Tel-Jeunes, suggère une courte liste de questions pour déterminer si la consommation de porno d’une personne est problématique :

  • Est-ce que ça a un impact sur ton quotidien ?
  • Es-tu incapable de diminuer ta consommation ?
  • Est-ce que ça te pousse à te coucher à des heures pas possibles ?
  • Peux-tu te masturber sans la porno ?
  • Te sens-tu en détresse psychologique ?

Pas de porno sans preuve d’âge

La Louisiane est devenue, le 1er janvier, le premier État américain à exiger une preuve d’âge pour accéder à des sites pornos à partir de son territoire.

La loi, qui qualifie la consommation de pornographie par les mineurs de « crise de santé publique », oblige tous les résidants de l’État du Sud à utiliser un portefeuille numérique (digital wallet) approuvé par le gouvernement pour accéder aux sites pornos.

Pornhub et plusieurs autres sites d’envergure se sont conformés à cette exigence. « Mindgeek et Ethical Partners (propriétaire de Pornhub) sont totalement en faveur de mécanismes de vérification d’âge efficaces. Nous ne voulons pas que des mineurs voient nos contenus », assure Solomon Friedman, un des partenaires d’Ethical Partners.

La technologie louisianaise – semblable au concept de portefeuille numérique que le gouvernement Legault veut déployer d’ici 2025 – permet de présenter aux sites pornos uniquement la preuve de majorité de l’utilisateur, sans transmettre la moindre information nominative, comme le nom, la date de naissance ou l’adresse du résidant.

Contourner la mécanique de géolocalisation en faisant croire qu’un utilisateur se connecte à partir d’un autre État est un jeu d’enfant avec un VPN (réseau privé virtuel) gratuit.

Mais l’objectif est surtout d’éviter que les enfants accèdent à de la pornographie accidentellement, indique la représentante du Congrès louisianais Laurie Schelgel, qui a parrainé le projet de loi. « Comme je dis souvent, ce n’est plus le Playboy de votre père. Ce que les enfants voient en ligne aujourd’hui est une forme extrêmement explicite et dure de pornographie. Des études récentes suggèrent que l’âge de la première exposition sur l’internet peut être aussi jeune que 5 ans », affirme l’élue dans un échange de courriels avec La Presse.

« Cette loi est cohérente avec les standards que nous avons pour la pornographie dans le monde réel et dans une panoplie d’autres industries où on exige des procédures de vérification d’âge ; l’alcool, le tabac, les armes à feu, les casinos, les cinémas, les pharmacies et bien d’autres endroits. »

Dans la foulée de sa mise en application, 13 autres États, dont la Californie (démocrate), l’Utah et le Texas (républicains), ont déposé des projets de loi semblables, dont l’adoption pourrait survenir dans les prochains mois. La Grande-Bretagne et la France ont aussi indiqué ces derniers mois leur intention d’aller dans une direction similaire.

L’Utah a aussi adopté une loi exigeant un mécanisme de vérification d’âge, qui force les sites pornos à faire eux-mêmes une vérification d’identité. Pornhub a refusé de s’y conformer et a complètement désactivé l’accès à son site à partir de cet État. « Nous n’allons jamais accepter de récolter [sans consentement| d’informations privées sur nos utilisateurs », explique Solomon Friedman.

Vérification d’âge obligatoire

Ce qu’ils en pensent

Nicola Lafleur, propriétaire du studio porno québécois Productions Pégas

« Ce serait une bonne chose. Je suis tout à fait d’accord qu’il faut protéger les mineurs. Mais le diable est dans les détails, dit-il. Ça dépend à quel point la mesure est contraignante et peut devenir un frein pour l’industrie. »

Patrice Beaudoin, thérapeute au centre de lutte contre les dépendances La Bouée

« Il va falloir réfléchir à l’idée de limiter l’accès, de la même façon qu’on l’a fait avec Loto-Québec et les casinos, plaide-t-il. Il faut considérer, dans l’offre, qu’il y a des personnes plus vulnérables, parce qu’elles sont plus sensibles à la dopamine, même si c’est 0,01 % de la population. »

Myriam Day Asselin, sexologue et directrice du développement à la Fondation Tel Jeunes

« Je trouve ça pertinent qu’on demande aux géants d’exiger une preuve d’âge, mais ça nous déresponsabilise du travail d’adulte qu’on a à faire auprès des jeunes. »

Erika Lust, productrice de films pornos destinés à une clientèle féminine

« Je pense que tous les contenus pornographiques devraient être placés derrière un mur payant, ça éviterait que des jeunes tombent dessus par hasard, en plus de garantir aux artisans des revenus décents. »

Solomon Friedman, partenaire d’Ethical Partners

« Nous sommes préoccupés par des lois qui seraient inefficaces, par des mécanismes qui seraient trop faciles à contourner, ou encore qui obligeraient les utilisateurs à donner des informations personnelles. La solution, selon nous, passe par un mécanisme de vérification intégré aux fureteurs internet et aux appareils. Cette technologie existe, Google et Apple en font activement la promotion. »

Rien dans le programme d’éducation à la sexualité

Au Québec, 68,4 % des adolescents et adolescentes âgés de 14 à 18 ans ont déjà regardé volontairement de la pornographie, selon un sondage réalisé en 2022 dans 9 écoles secondaires*. Cette proportion monte même à plus de 85 % chez les garçons. Pourtant, le mot « pornographie » ne figure nulle part dans les 17 pages de « contenus détaillés d’éducation à la sexualité » que le ministère de l’Éducation du Québec présente aux élèves du primaire et du secondaire depuis 2018.

« On a déjà essayé d’avoir une rencontre avec l’ancien ministre de l’Éducation Jean-François Roberge pour aborder la question, mais la rencontre s’est faite en deux minutes dans un corridor », regrette Guillaume Faucher, coordonnateur aux communications de L’Anonyme, un organisme qui anime des ateliers d’éducation à la sexualité dans les écoles primaires et secondaires. Ses intervenants sont tous formés en sexologie.

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Guillaume Faucher, coordonnateur aux communications de L’Anonyme

« Ce n’est pas du tout une priorité pour le gouvernement. Ils ne voient pas l’intérêt. Il y a beaucoup d’élus qui ne veulent pas s’aventurer là-dedans », croit M. Faucher.

Par la force des choses, le thème de la pornographie n’est donc abordé que si des élèves posent des questions à ce sujet lors des cours obligatoires d’éducation à la sexualité au primaire et au secondaire. « Quand on parle de masturbation ou de fantasmes, c’est un sujet qui vient souvent sur le tapis, explique l’intervenante Alexandra Turcotte-Provost. Les élèves sont beaucoup préoccupés par les conséquences négatives que peut créer la dépendance. Dès la 2secondaire, ils nous en parlent », souligne-t-elle.

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Alexandra Turcotte-Provost, intervenante pour l’organisme L’Anonyme

Oui, il y a une forme d’apprentissage qui se fait par la pornographie. On doit déconstruire des mythes qu’elle véhicule. Les élèves nous demandent, par exemple, si c’est vrai qu’un homme doit avoir plusieurs partenaires.

Alexandra Turcotte-Provost, intervenante pour l’organisme L’Anonyme

Les intervenants se concentrent beaucoup sur la notion de consentement, que la pornographie a tendance à rendre plus floue pour les élèves. « On arrive à dire qu’il y a des scripts sexuels qui sont sains, d’autres qui le sont moins », indique Mme Turcotte-Provost. Le programme laisse cependant peu de marge de manœuvre pour entrer dans les détails.

La Fédération des syndicats de l’enseignement du Québec déplore d’ailleurs que, dans bien des cas, les cours d’éducation à la sexualité soient donnés sans l’appui d’intervenants spécialisés qui se déplacent en classe. « Quand tu abordes les questions liées à la sexualité, ça déclenche des choses chez certains élèves », insiste la présidente, Josée Scalabrini.

« Est-ce que l’école est la bonne place pour parler de pornographie ? Je pense que socialement, il faut le faire, dit Mme Scalabrini. Mais l’école fourre-tout, où on nous demande d’aborder tous les problèmes de la société sans nous donner les moyens nécessaires, ça ne marche pas. L’école doit avoir les moyens de ses ambitions. »