Il n’y avait aucune façon de justifier cela.

Aucune façon de défendre une infirmière qui ne trouve rien de mieux à dire à une patiente à l’agonie qu’elle est « épaisse en câlisse » et qu’elle serait mieux morte.

N’empêche, tout le monde attendait avec impatience le témoignage de l’infirmière qui a abreuvé d’injures Joyce Echaquan. Comment donc allait-elle s’y prendre pour tenter de justifier l’injustifiable ?

Aux audiences publiques dans le cadre de l’enquête présidée par la coroner Géhane Kamel sur la mort de la mère de famille atikamekw, jeudi matin, on a eu notre réponse. Entre deux sanglots, l’infirmière de 54 ans a raconté que, débordée, elle avait craqué.

Pendant trois courtes minutes, elle a laissé exploser sa rage. Ça ne lui était jamais arrivé, en 33 ans de carrière.

Manque de bol, ce sont précisément ces trois minutes qui ont été filmées et diffusées sur le web…

Le matin du 28 septembre, c’était le chaos aux urgences de l’hôpital de Joliette. Les employées étaient forcées de travailler à temps plein à cause de la pandémie. Tout le monde était fatigué, au bout du rouleau.

L’infirmière affirme avoir pété les plombs. « Je ne sais pas ce que j’ai dit à la patiente. Je pense juste qu’on nous traite comme des esclaves, des pions ! »

C’est un peu dur à avaler, mettons.

Vous le lirez dans son rapport d’enquête, mais déjà, je vous l’offre en primeur : la coroner, Me Kamel, n’a pas acheté ça, elle non plus. Pas une seconde. « Votre histoire, elle ne tient pas debout », a-t-elle lancé à l’infirmière.

Manifestement, son idée est faite. Depuis longtemps.

Et ça, malgré tout ce qu’on peut penser du comportement de l’infirmière, c’est un problème.

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Le ton était donné avant même que l’infirmière ne prononce le moindre mot. À 8 h 30, jeudi, Géhane Kamel a ouvert les audiences en prévenant qu’elle serait peut-être « un peu plus vindicative » que la veille.

Pourtant, mercredi, la coroner n’avait pas été tendre envers la préposée aux bénéficiaires congédiée – comme l’infirmière – après avoir insulté Joyce Echaquan.

Selon la coroner, les explications de cette préposée n’étaient tout simplement « pas crédibles ».

Quand la préposée a tenté d’expliquer qu’elle avait évoqué les enfants de Joyce Echaquan pour la pousser à se ressaisir, MKamel a perdu patience. Elle a demandé qu’on fasse jouer la vidéo. « Ça, vous pensez que c’est dit plein d’amour ? C’est plein de jugement ! »

Ce qu’on perçoit dans le ton de la préposée, ce n’est pas « ressaisis-toi », mais bien « t’as l’air d’une grosse vidange en train de se désorganiser », a grondé la coroner.

« Ce qu’on entend dans cette vidéo, c’est tout sauf de la bienveillance, a-t-elle ajouté. N’essayez pas de me convaincre, je ne vous crois pas ! »

Autrement dit, l’affaire est entendue.

C’est à se demander à quoi servent ces audiences, au juste.

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« Quand on est chargé de faire une enquête, la moindre des choses, c’est d’écouter la preuve. On fait ses commentaires après », s’étonne André Rochon.

L’ancien juge de la Cour d’appel n’a pas suivi les audiences de Géhane Kamel. Mais de façon générale, explique-t-il, les juges et les coroners ont un devoir de réserve pendant un procès ou une enquête publique.

Ils peuvent très bien ne pas croire un témoignage – et l’écrire dans leur jugement ou leur rapport, une fois qu’ils auront entendu tous les témoins, étudié tous les faits.

Pas en plein milieu des audiences.

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Le code de déontologie des coroners stipule qu’un coroner doit s’abstenir de tenir une enquête s’il manifeste de l’hostilité à l’égard d’une personne impliquée dans les circonstances du décès.

La question est de savoir si Géhane Kamel a manifesté de l’hostilité envers l’infirmière et la préposée.

« Quand on dit à un témoin “je ne vous crois pas”, à mon sens, c’est un signe d’hostilité. Et c’est certainement un devoir de réserve qui n’est pas rempli », estime MRochon, l’un des juristes les plus respectés au Québec.

Géhane Kamel semble croire qu’elle fera jaillir la vérité en brassant les témoins. Jusqu’ici, on ne peut pas dire que la technique ait bien fonctionné. Au contraire.

Mercredi, la préposée lui a dit que ça lui faisait « mal de ne pas être crue ».

Jeudi, l’infirmière lui a dit qu’elle ne comprenait pas son « agressivité » envers elle. MKamel a répliqué qu’elle n’était « pas agressive » et que si elle se fâchait, « ce serait dix fois Hiroshima »…

Un peu plus tard, on apprenait que des infirmières et leur famille avaient reçu des menaces de mort. La coroner lançait un appel au calme. Elle avait pourtant contribué à créer ce climat tendu.

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Géhane Kamel préside également l’enquête publique sur les décès survenus dans les CHSLD. Elle en connaît un bout sur la surcharge du personnel soignant.

Mais elle ne « tolère pas » qu’on lui sorte que les infirmières sont débordées quand leurs patients se trouvent dans un état critique.

« Bottom line, une femme va mourir devant vous et vous, vous vous dites : je ne peux pas pisser, je ne peux pas dîner », a-t-elle retenu, manifestement irritée, du témoignage de l’infirmière.

Au bout de deux heures, elle l’a renvoyée sans la remercier, en lui disant sur le ton du reproche qu’elle espérait qu’elle réussisse à trouver la paix…

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Je sais, il y a la vidéo. Implacable.

Je sais, j’ai moi-même écrit des chroniques assassines sur ces deux soignantes. Elles ne m’inspirent aucune pitié. Je n’essaie pas de les défendre ou de les excuser.

Seulement, en droit, il y a des règles de base. Parmi elles, le devoir d’équité procédurale. Toute personne a le droit d’être entendue par un décideur impartial.

Et quand il y a une preuve forte, comme cette vidéo, toute personne a le droit d’y répondre. De s’expliquer sans se faire dire qu’on ne la croit pas.

Même les meurtriers, même les violeurs.

Même les infirmières racistes.