Le gouvernement Trudeau travaille à un projet de loi pour imposer des amendes et des peines de prison aux fraudeurs qui abusent de la Prestation canadienne d’urgence (PCU). Mais certains contribuables dont l’identité a été usurpée à cette fin se sont déjà fait dire qu’il sera très difficile de retrouver les coupables.

La Presse et plusieurs autres médias ont fait état, au cours des dernières semaines, de dizaines de plaintes recueillies par plusieurs services de police relativement à la prestation de 500 $ par semaine qu’Ottawa offre aux travailleurs qui ont perdu leur revenu en raison de la COVID-19.

Le stratagème est d’une simplicité désarmante : un contribuable se fait voler son identité par un fraudeur qui l’utilise afin de demander la PCU à sa place. Le fraudeur demande ensuite au gouvernement de verser la prestation dans un nouveau compte qu’il a ouvert au nom de sa victime dans une banque virtuelle, puis il disparaît avec l’argent.

Après la parution de nos articles à ce sujet, plusieurs lecteurs ont joint la rédaction de La Presse pour raconter qu’ils étaient allés vérifier leur dossier à l’Agence du revenu et avaient découvert avec stupéfaction qu’ils étaient victimes du même stratagème.

Une source proche du dossier a confirmé à La Presse qu’un brouillon de projet de loi visant à combattre ces fraudes circule en ce moment entre les partis représentés à la Chambre des communes.

Le projet de loi du gouvernement Trudeau, dont les grandes lignes ont d’abord été dévoilées par le Globe and Mail lundi, prévoit des amendes de 5000 $ en plus de pénalités pouvant atteindre deux fois la somme collectée illégalement, ainsi que des peines d’emprisonnement pouvant atteindre six mois de détention pour les cas les plus graves.

Le nombre de fraudes gardé secret

Combien de cas de fraude à la PCU par vol d’identité recense-t-on à ce jour ? Emploi et Développement social Canada refuse de le dire.

« Nous utilisons le suivi informatique, l’analyse des données et les systèmes de données liées pour détecter les paiements erronés et les données frauduleuses », affirme Marie-Eve Sigouin-Campeau, porte-parole de l’organisme.

« Afin de protéger l’intégrité de notre processus, ces chiffres ne sont pas dévoilés pour l’instant », ajoute-t-elle.

Le premier ministre Justin Trudeau a déjà expliqué que devant l’urgence de la situation, il avait fallu privilégier le versement rapide de la PCU aux gens qui en avaient besoin.

« Si on avait instauré un système qui exigeait une vérification complète du dossier de chaque personne, il y aurait des millions de personnes qui attendraient de recevoir la Prestation canadienne d’urgence », a-t-il expliqué.

Aucune piste

Pour imposer des pénalités aux fraudeurs, il faut d’abord les retracer. Or, ceux-ci opèrent à distance, ouvrent des comptes dans des banques en ligne comme le service Tangerine de la Banque Scotia et peuvent mener leurs activités à partir de n’importe où.

« C’est clairement un réseau, et il va falloir une grosse enquête de la GRC s’ils veulent avoir une chance de retrouver ces gens-là. À la Scotia, ils se sont fait traverser bien raide », tranche un enquêteur spécialiste des fraudes qui travaille dans le secteur privé et qui a demandé l’anonymat parce qu’il n’est pas autorisé à parler publiquement du dossier.

Paule Masson, une retraitée de la région de Montréal, a découvert en vérifiant son dossier en ligne de l’Agence du revenu du Canada que des gens avaient fait une demande de PCU en son nom et demandé à ce que la prestation soit versée dans un compte de Tangerine. Le gouvernement fédéral avait fait deux versements totalisant 4000 $ avant qu’elle ne découvre le pot aux roses.

Elle a dû appeler à l’Agence du revenu, chez Tangerine, chez les entreprises de cote de crédit Equifax et TransUnion ainsi qu’à la police.

Tu attends au moins une heure chaque fois au téléphone. Tu perds un temps fou, et tout le monde se renvoie la balle. Je passe des journées au téléphone pour régler ça.

Paule Masson, victime d’une fraude

La police lui a dit n’avoir aucune piste pour retrouver les fraudeurs qui ont récolté la PCU en son nom. « La policière qui m’a appelée m’a dit : ‟Ça fait 15 ans que je travaille sur les fraudes, oubliez ça, c’est un réseau, on ne les retrouvera pas” », dit-elle.

Stéphane Vachon, un résidant de Rosemère qui a travaillé 22 ans en sécurité informatique, a vécu sensiblement la même chose. Il a téléphoné à Tangerine pour dénoncer la situation.

« Ironiquement, pendant ma longue attente au téléphone, j’entends les messages de Tangerine disant qu’il n’y a rien de plus facile que d’ouvrir un compte chez Tangerine », raconte-t-il en riant.

M. Vachon n’en revient pas que des fraudeurs aient pu si facilement accéder à son compte à l’Agence du revenu et changer ses données bancaires. « C’est incroyable ! Et le gouvernement le sait. La dernière agente à qui j’ai parlé, elle m’a dit : ‟Vous n’êtes pas le seul, monsieur, on a un méchant problème.” »

Pour François B., un résidant de la grande région de Montréal qui a demandé à ce que son nom de famille ne soit pas publié en raison de la nature sensible de son emploi, a quant à lui découvert que les fraudeurs qui avaient accédé à son dossier à l’Agence du revenu n’avaient pas seulement demandé et reçu deux versements de PCU à son insu : ils avaient aussi demandé que son remboursement d’impôt et son allocation familiale soient redirigés vers des comptes Tangerine qu’ils avaient ouverts frauduleusement à son nom.

Heureusement, le remboursement d’impôt a pu être retourné à temps, et l’allocation familiale n’avait pas encore été versée.

« Ce qui m’a le plus choqué, c’est que quelqu’un puisse modifier quelque chose d’aussi sécuritaire que mon compte de banque dans mon dossier. C’est vraiment inquiétant. Tout ça semble bien fragile », dit-il.

Pris au sérieux

Invitée à commenter, une porte-parole de Tangerine a déclaré lundi que la filiale de la Banque Scotia travaille avec un « processus robuste d’identification des clients, qui nécessite des informations personnelles que seul le client devrait connaître ».

« Dans certains cas, si l’identité d’une personne est compromise par un tiers, elle peut être utilisée pour créer un compte bancaire », reconnaît la porte-parole.

« Le vol d’identité et la fraude sont des enjeux en hausse à travers l’industrie au Canada de nos jours et nous prenons ces enjeux très au sérieux », affirme la banque.