Un kangourou empêtré dans une clôture de barbelés. Rattrapé par les flammes. Pétrifié.

Un ciel orangé, vaporeux, fantomatique. Des pluies de cendres. Des jours qui se transforment en nuits.

Des enfants réfugiés sur des barques. Des tornades de feu. Des colonnes de fumée, appelées pyrocumulus, qui génèrent leur propre météo détraquée.

Des sirènes qui hurlent dans les ténèbres. Des alertes sur les cellulaires : « Vous êtes en danger et vous devez agir immédiatement pour survivre. »

Trop tard, pour certains.

Des vies perdues. Des villages évacués. Des forêts rasées. Cinquante mille kilomètres carrés, l’équivalent de la Nouvelle-Écosse, partis en fumée.

PHOTO TIRÉE D’INSTAGRAM

Un jeune kangourou carbonisé

Des carcasses empilées au bord des routes. Kangourous, koalas, opossums, wombats. Animaux iconiques d’un continent qui brûle, d’un monde qui disparaît.

Voilà la vision dantesque qui nous parvient de l’Australie depuis des semaines. Un peu comme si on nous repassait jour après jour le film Mad Max. Partout, la désolation.

Et ce n’est malheureusement pas fini.

Les incendies de brousse restent incontrôlables. Demain, après un bref répit, le temps redeviendra chaud, sec et venteux. Encore une fois, l’Australie se transformera en baril de poudre.

Il suffira d’une allumette pour l’embraser à nouveau.

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« La fiction post-apocalyptique a été transférée dans la section des affaires courantes », prévient une affiche posée devant la petite librairie de Cobargo, un village de la Nouvelle-Galles du Sud ravagé par les flammes.

C’est du moins l’anecdote que racontait récemment l’écrivain australien Richard Flanagan dans le New York Times.

Mais si le village de Cobargo a fait la manchette, début janvier, c’est pour une autre histoire. En tournée dans les zones dévastées, le premier ministre de l’Australie y était attendu… avec une brique et un fanal.

Scott Morrison a d’abord forcé une femme enceinte à lui serrer la main. Il l’a ensuite ignorée quand elle a imploré de l’aide pour mieux protéger ce qu’il reste de son village.

Il a finalement eu la bonne idée de battre en retraite, sous une pluie de quolibets.

À elle seule, cette scène a encapsulé toute la colère des Australiens contre leur gouvernement, qui a ignoré pendant des mois les appels à mieux préparer le pays à la catastrophe climatique annoncée.

PHOTO RICK RYCROFT, ASSOCIATED PRESS

Les incendies de brousse restent incontrôlables. Demain, après un bref répit, le temps redeviendra chaud, sec et venteux. Encore une fois, l’Australie se transformera en baril de poudre, indique notre chroniqueuse.

Scott Morrison était en vacances à Hawaii quand l’Australie s’est mise à brûler. Il a refusé d’annuler les célébrations du Nouvel An. Tout ce qui comptait, c’était de préserver les apparences. De faire comme si rien n’avait changé.

Les feux d’artifice ont pétaradé alors même que des milliers d’Australiens étaient piégés sur une plage.

Scott Morrison l’a dit et répété, comme pour mieux s’en convaincre lui-même : les incendies de brousse n’ont rien à voir avec les émissions de gaz à effet de serre. Ceux qui font ce lien sont des « fous délirants », a déclaré son adjoint.

C’est à croire que ce gouvernement a fait du déni de la crise climatique sa politique officielle.

Pas étonnant que l’industrie de l’énergie fossile soit une généreuse donatrice du parti au pouvoir. Morrison a même déjà trimballé un morceau de charbon au parlement pour l’exhiber fièrement devant ses collègues.

Pas étonnant, non plus, que l’Australie soit l’une des plus grosses émettrices de dioxyde de carbone, par habitant, de la planète. Et qu’à peu près rien de concret n’ait été fait, là-bas, pour atteindre les cibles de l’accord de Paris sur le climat.

Ce n’est pas étonnant, mais ça n’en demeure pas moins désespérant. Ce qui se passe en Australie est le résultat de nombreuses années d’aveuglement volontaire face à la menace posée par les changements climatiques.

La mort lente de la Grande Barrière de corail, la déforestation à grande échelle, les immenses incendies de brousse, les écosystèmes fragilisés, les espèces poussées au bord de l’extinction, les villes assoiffées… tous ces bouleversements s’expliquent, en bonne partie, par la dévotion que les dirigeants cultivent pour des morceaux de charbon.

Difficile de ne pas y voir un avertissement.

À l’échelle de la planète, on ne fait pas bien mieux que l’Australie. On se met, aussi, la tête dans le sable. On sait qu’on risque d’atteindre un point de non-retour, que les conséquences seront catastrophiques. Pourtant, on continue d’émettre toujours plus de dioxyde de carbone dans l’atmosphère : 43 milliards de tonnes métriques en 2019, un record de tous les temps.

L’Australie se classe au 56e rang de 61 pays analysés récemment par le Climate Change Performance Index 2020. Le Canada ? Au 55e rang…

On sait tout ça, et on fonce tout droit dans le mur.

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Il fallait s’y attendre, une féroce campagne de déni — largement alimentée par des robots et des trolls — s’est mise en branle sur les réseaux sociaux à propos de l’Australie.

Les théories du complot les plus extrêmes accusent les environnementalistes d’avoir allumé les incendies de brousse pour entretenir la peur des changements climatiques et prouver qu’ils ont raison de sonner l’alarme.

C’est ridicule, bien sûr.

Des incendies ont été déclenchés par la foudre, des mégots de cigarette, des feux de camp mal éteints. Vingt-quatre Australiens sont aussi accusés d’avoir intentionnellement allumé des incendies de brousse.

C’est triste, mais ça arrive chaque année. Cela dit, si ces pyromanes souffrent de graves problèmes de santé mentale, rien n’indique que l’écoanxiété en fait partie…

De toute façon, le vrai problème n’est pas là. Depuis des semaines, les experts se tuent à répéter que le dérèglement climatique ne déclenche pas des incendies, mais crée plutôt les conditions dans lesquelles ces incendies deviennent incontrôlables.

L’Australie a pris feu après des mois de sécheresse. De mémoire d’homme, jamais le temps n’avait été aussi accablant, battant record après record de chaleur. L’année 2019 a été la plus chaude jamais enregistrée au pays.

Et pourtant, le premier ministre a continué à nier ce qui se passait sous ses yeux. Par peur d’en payer le prix politique, je suppose. Mais la colère gronde, on le voit, et le prix de son inaction risque d’être bien plus élevé.

Espérons-le, en tout cas. Espérons que l’Australie n’ait pas touché le fond pour rien, que cette catastrophe fasse enfin tourner le vent de l’opinion publique.

Là-bas, comme ici.

Espérons que les politiciens d’Australie — et les nôtres — reçoivent eux aussi une alerte sur leur cellulaire : « Vous êtes en danger et vous devez agir immédiatement pour survivre. »