J’ai mal au cœur, les larmes aux yeux, un gros frisson et un sentiment lourd et paralysant qui anéantit tous les autres parce que l’horreur du monde est juste trop grande tout d’un coup.

Je viens de finir de lire et relire d’un bout à l’autre la série de reportages bouleversants de mes collègues Gabrielle Duchaine et Caroline Touzin sur l’épidémie d’exploitation sexuelle des enfants qui sévit de façon pire que pire depuis le début de la pandémie, alors qu’on est tous enfermés et que nos enfants sont devant leurs écrans comme jamais auparavant.

Et je ne sais plus comment ramasser mes idées, mon sentiment d’impuissance, mon dégoût. Mais surtout mon immense tristesse.

Comment, mais comment peut-on faire ça ? Comment des individus peuvent-ils être à ce point imbibés d’instincts abjects ? Qui sont-ils ?

Comment tirer de tout cela autre chose que l’envie de leur cracher en plein visage ou de leur arracher les yeux ?

Il doit bien y avoir une façon calme, constructive d’aborder la chose.

De parler d’humains, d’hommes surtout, qui tripent à l’idée de voir des enfants se faire torturer, se faire agresser sexuellement des façons les plus viles qui soient. Mais d’en parler en se disant qu’il y a sûrement moyen de se sortir de leur nuage opaque. De voir un peu de lumière.

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Ce que révèle l’enquête de mes collègues se résume ainsi : depuis le début de la pandémie, et donc du confinement, l’utilisation de l’internet par les prédateurs sexuels, plus particulièrement les pédophiles, a explosé.

Ils sont dans les réseaux sociaux prêts à se montrer à des enfants, à leur demander des horreurs, à dérober à jamais leur innocence. Ils sont dans leurs réseaux à s’échanger des photos innommables. Ils ont troqué les sous-bois des parcs pour leurs caméras d’ordi. C’est ignoble.

Depuis le début de l’année, le nombre de signalements à l’équipe de la Sûreté du Québec qui s’occupe d’exploitation sexuelle d’enfants est le triple de ce qu’il était en 2015.

Et cette donnée pétrifiante : « En novembre, le Centre canadien de protection de l’enfance comptait 25 millions d’images potentiellement associées à des abus pédosexuels dans sa base de données. Une augmentation de 11 millions d’images depuis mars dernier. »

Des trucs qui dépassent l’entendement, a expliqué Catherine Tabak, chef d’équipe à ce centre et interviewée par les journalistes de La Presse. (Et ici, accrochez-vous bien, ce qui est suit est terrible.)

« Dans les cas extrêmes, ça pourrait être une image où un enfant est attaché au lit ou à une chaise et en même temps, il va y avoir des actes sexuels avec un adulte, ou un animal, ou des objets. On voit beaucoup d’images où il y a de la torture sur des enfants. Ils se font frapper par des objets pendant qu’ils sont nus. Ou avec des jouets sexuels que les adultes utiliseraient. Dans d’autres cas, on voit que l’adulte urine sur l’enfant ou le force à avaler de l’urine ou des excréments. »

Des enfants. Moins de 12 ans dans 80 % des cas. Et parmi eux, la moitié ont moins de 3 ans. T R O I S ans.

Mais pouvez-vous me dire qui sont ces monstres qui veulent voir ça ?

Je me répète, mais je n’en reviens juste pas : est-ce possible d’en parler sans vouloir leur arracher les yeux ?

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Parce qu’il va falloir qu’on parle de pornographie.

Il est vraiment temps.

Sujet souvent trop protégé par la peur – justifiée mais pas toujours – de toute atteinte à nos principes sur la liberté d’expression, mais surtout par la crainte de voir ressortir toutes sortes de vieux fantômes issus de la religion et de ses excès pré-Révolution tranquille, la porno s’en tire bien.

Être contre, ça ne se dit pas.

Sauf qu’il y a la porno. Et il y a l’abus, l’exploitation sexuelle.

Deux choses à ne pas confondre.

Si des gens cherchent à s’exciter en voyant d’autres souffrir, ou carrément en les faisant souffrir, ce n’est pas leur libido déviante qu’il faut protéger. C’est l’intégrité physique et mentale de nos enfants. Et de toutes les victimes de l’exploitation sexuelle.

Comme société, on n’a plus à avoir peur de la chape catho et de ses ridicules formes de culpabilisation. On est ailleurs.

On a à avoir peur des malades qui rôdent sur les réseaux sociaux et interceptent les jeunes, s’exposent, les traumatisent, leur volent leur enfance. Et on doit traquer ceux qui font en sorte que de vrais enfants, de vraies femmes se retrouvent filmés, photographiés, à commettre des gestes imposés par la manipulation, l’argent, la force.

On a commencé. Grâce à cette série dans La Presse, grâce au reportage du New York Times sur Pornhub, qui nous a mis le nez dans nos horreurs, grâce à l’excellent documentaire Montréal XXX de mon collègue Maxime Bergeron, grâce aux personnalités politiques qui poussent ces dossiers. On a commencé à poser des questions, à en discuter entre nous. Mais il faut plus.

Il va falloir trouver une façon de savoir si, au Québec, on aide MindGeek, la société mère de Pornhub, l’énorme diffuseur de porno, avec nos crédits d’impôt pour la techno, et si on veut continuer.

Il va falloir trouver d’autres façons de les obliger à mieux se baliser.

Deux grandes sociétés de cartes de crédit, Mastercard et Visa, ont annoncé jeudi qu’elles gelaient leurs liens d’affaires avec le site. Bon début.

Il faut que le Canada oblige l’entreprise à empêcher les jeunes de moins de 18 ans d’y avoir accès.

Il faut que les contenus soient mieux surveillés, ce que l’entreprise a promis de faire.

Mais au-delà de ce site connu de tous, comment fait-on pour bloquer tout le reste du contenu pédophile ou pornographique où des humains sont exploités, qui sévit sur le web ? Loin loin de nos radars ?

Il faut certainement mieux outiller et financer les autorités qui travaillent sur ces dossiers.

Il faut faire appliquer la loi parce que la pornographie juvénile, c’est criminel, acheter des actes sexuels et exploiter sexuellement, c’est criminel.

Mais il faut aussi fournir notre part d’efforts, tous, en cessant de regarder ailleurs.

En cessant de croire que l’exploitation sexuelle. c’est l’image d’Épinal de jeunes personnes majeures fortes, brillantes, qui acceptent d’être payées en échange de sexe pour mieux préparer leur merveilleux avenir.

En cessant de croire que la pornographie, c’est essentiellement quelques images coquines d’adultes consentants, en plein contrôle de leurs moyens, qui ont filmé tout ça dans les règles de l’art, le tout pour d’autres adultes qui aiment juste pimenter ainsi leurs ébats.

En cessant de s’imaginer que la pédophilie est un problème marginal dont on parle trop.

Stop.

La vérité, c’est ce qui est décrit par mes collègues.

Et c’est horrible. Et intolérable.