C'est vers la fin du 19ème siècle que la première cantine mobile a fait son apparition au Québec. Jadis aménagée dans un vieux tramway désaffecté tiré par des chevaux, elle est devenue au fil des ans le métronome gourmand des gars de chantier. Cantique des cantines.

Le son strident qui s'en dégage se faufile jusque dans l'usine, parmi l'orgie de bruits de tôle martelée et de grinder. Comme des chiens de Pavlov, les soudeurs retirent leur casque et accourent vers sa cantine. Gaëtan suit la meute. Une poignée de trente sous dans le creux de sa main noire, il rejoint les autres gars de la shop, cordés en rang d'honneur. Dans l'étale, le choix est grand. Indécis, il tripote un trottoir aux fraises, tâte une brioche glacée et soulève un strudel aux pommes. Ses doigts se figent sur le sandwich bacon-egg encore chaud, bien emmitouflé dans son manteau en saran-wrap. Fort de son achat, Gaëtan rejoint les autres gars déjà affalés sur la table de pique-nique jaunie. Une fesse sur le siège, l'autre dans le vide, il rie, retire l'écharde qui s'est faufilée jusque dans son pantalon et discute du dernier épisode de Loft Story. «La cantine mobile reprend la tradition des moments de repas dans les camps de bûcherons», raconte le professeur au Département d'études urbaines et touristiques de l'UQAM, Jean-Pierre Lemasson. À l'époque, c'était la corne qui sonnait et qui annonçait le moment où la soupe arrivait sur les chantiers. «Pour les bûcherons, c'était toujours un grand moment de réjouissance parce qu'ils pouvaient enfin parler. La cantine mobile n'est que la transposition de cette formule en milieu urbain»

Le concept de resto on wheels ne date effectivement pas d'hier. Durant l'Antiquité, les armées romaines possédaient leur propre popote roulante. Lorsque leur unité n'était pas en guerre, les officiers s'activaient à paver les routes et des hommes les suivaient avec leur char muni d'un four pour substanter leurs besoins viandeux.

 

Coup de génie

Whim Van Loorhoven est le père de la cantine mobile moderne. Dans les années 1960, l'homme d'affaires a quitté les Pays-Bas pour s'établir dans la belle province et s'est offert son premier truck. Au début de sa carrière, Van Loorhoven servait du café et des sandwichs avec des croûtes sur les chantiers de Côte-Saint-Luc et de Hampstead. C'est lui qui a été le premier à tapisser la boîte de sa cantine de stainless steel pour lui donner son look de palais des glaces. «L'hiver, je perdais beaucoup de nourriture en raison du vent et du froid. Les fourneaux gelaient», se rappelle le vieil homme vêtu d'un sarrau blanc. «Le stainless est rigide et il a permis à ma cantine de résister aux intempéries québécoises.»

C'est ce même Van Loorhoven qui a composé la très musicale sonorité du klaxon des cantines, située à mi-chemin entre le système d'alarme et l'orgasme féminin. «Quand les cantiniers visitaient uniquement des chantiers de construction, ils n'avaient pas de problèmes à signaler leur présence. C'est lorsqu'ils ont commencé à desservir des usines qu'ils ont eu de la difficulté à se faire entendre», raconte le pionnier. «Au début, j'ai décidé d'installer une cloche à l'extérieur de chaque commerce. Les cantiniers pouvaient la sonner dès leur arrivée. Mais ce n'était pas suffisant pour alerter tout le monde. C'est pourquoi j'ai dû penser à un son qui serait vraiment différent et plus strident.»

Photo: Antoine Rouleau, www.antoinerouleau.com

Daniel appuie sur son klaxon

La run

L'invention du Québécois d'origine néerlandaise a fait son chemin à travers les vertes contrées québécoises. Des routes de cantine se sont dessinées partout dans la province. Au fil des ans, ces trajectoires ont acquis de la valeur. Le prix d'une route peut grimper jusqu'à 150 000 $, voire 400 000 $ selon certaines sources. Aujourd'hui, un livreur ne peut pas démarrer sa propre run en tentant de solliciter de nouveaux clients. Il doit absolument acheter une trajectoire déjà existante, directement des mains d'un autre cantinier. Un étranger ne peut pas commencer à distribuer des sandwichs aux oeufs sur un chantier sans avoir l'autorisation de ses pairs. Le gouvernement n'a rien à voir là-dedans. C'est une règle non-écrite à laquelle les cantiniers potentiels doivent se plier. Coûte que coûte.

Vers la fin des années 1980, cette répartition des fiefs a donné lieu à une guerre de territoires digne des meilleurs épisodes d'Omertà. Les cantiniers se sont livrés une chaude lutte pour mettre la main sur les clients les plus lucratifs. «Un de mes camions a déjà été incendié», se souvient en riant Whim Van Loorhoven. «On a percé ma tank à café et on a crevé mes pneus plusieurs fois». Même si la poussière est depuis retombée, il n'est pas rare ces jours-ci de voir certains cantiniers jouer du coude. «Si un gars empiète sur la run d'un autre gars, il va le savoir assez vite. Mais d'habitude, ils se respectent», souligne l'employé du groupe la Cantinière, Christian Bourgeois.

Révolution culinaire

De nos jours, ce qu'on sert dans les cantines n'est plus aussi dégueux que celle que l'on sert dans les hôpitaux. Daniel, livreur depuis 13 ans dans Ville Lasalle, avoue lui-même que son menu a subi un lifting digne de celui de Janette Bertrand au cours des dernières années. Même s'il sert toujours les classiques du fast food comme la poutine et le hot-dog steamé, il a lui aussi décidé d'emprunter le virage santé, à la demande des gars de chantiers.

«Ça, c'est mon poulet parmigiana. Y'est malade! Il a été préparé par un traiteur», explique l'employé, fier comme un paon devant son camion. «Ici, j'ai mes plats thaï et en haut, mes shish taouks... Y sont super bons! R'garde mon pâté au poulet. Dis-moi pas qu'y'est pas beau?» En plus d'être une véritable calculatrice sur deux pattes (puisqu'il n'utilise aucune caisse enregistreuse en raison du froid), Daniel est un vrai vendeur. «J'ai pas l'choix! Il faut que je passe mon stock en deux jours. Si j'le vends pas, j'perds d'l'argent», explique-t-il. «Moi, j'vends rien que du winner».

Selon Daniel, les cantiniers doivent être à l'avant-garde des nouvelles tendances culinaires. Depuis que les Tim Hortons et les Couche-Tard ont envahi le marché avec leurs sandwichs aux ribs et leur douteuse mais néanmoins inventive soupe dans un bol en pain, ils doivent mettre les bouchées doubles pour se maintenir la tête hors de l'eau. «Il y a eu une diminution du nombre de cantines ces dernières années. Les garages ont acheté des machines distributrices et il y a moins de chantiers de construction», souligne Richard Martel, le propriétaire des aliments Martel, une compagnie spécialisée dans la distribution de nourriture pour cantine. «Aujourd'hui, il n'y a plus que 600 trucks qui roulent à Montréal.» D'après l'ancêtre de la cantine, Whim Van Loorhoven, la popularité des restaurants mobiles est également en baisse en raison de l'augmentation du nombre d'immigrants dans les usines. Selon lui, ces derniers préfèrent largement manger la nourriture qu'ils préparent à la maison plutôt que les pâtés chinois de Daniel.

Mais bon. Le cantinier en a vu d'autres et les petits soubresauts du genre ne vont pas commencer à l'inquiéter. En 13 ans de métier, Daniel n'a jamais manqué une journée de travail et ce n'est pas demain la veille qu'il va rater sa run, parce qu'un gars de chantier qui a faim, c'est aussi insupportable que Yannick Marjot à la télé. Décidément, le métronome gourmand n'arrêtera jamais de sonner.

Photo: Antoine Rouleau, www.antoinerouleau.com