« Avez-vous des questions ? » demande Geneviève Dufresne après une leçon de français. Raphaël lève la main : « Est-ce que je peux avoir un câlin ? » Il est aussitôt accueilli à bras ouverts par son éducatrice, qu'il ne quittera pas de toute la période. Bienvenue dans une des classes Kangourou de l'école primaire Charles-Bruneau, à Montréal.

UNE ANNÉE CHEZ LES KANGOUROUS

Dans la classe Kangourou de Natacha et Geneviève, il est possible de travailler la main blottie dans celle de son éducatrice. La priorité, ici, c'est la reconstruction du lien de confiance de l'enfant envers les adultes. Nous avons passé une année complète auprès de ce groupe tissé très, très serré.

UNE FAMILLE

LE TROUBLE DE L'ATTACHEMENT

Tous les enfants des classes Kangourou à l'école Charles-Bruneau ont reçu un diagnostic de trouble de l'attachement, ou ils sont en voie de l'obtenir. Maladie, séparations successives, milieu difficile... Les origines du trouble de l'attachement sont multiples, mais le résultat est le même : l'enfant grandit en se méfiant des adultes. Les enseignants n'y font pas exception, bien au contraire. « Il y a eu un bris du lien avec l'adulte significatif pour l'enfant dans la période de 0 à 5 ans. Ces enfants n'ont confiance en aucun adulte. Parfois, les parents ont eux-mêmes un trouble de l'attachement », explique Natacha Gagné, éducatrice spécialisée.

RETOUR EN ARRIÈRE NÉCESSAIRE

Les enfants de cette classe doivent tous revenir en arrière, à une étape de leur développement où ils auraient dû construire ce lien fort avec un adulte. « La plupart ont entre 0 et 2 ans d'âge affectif, explique Natacha. On joue entre autres à "coucou", parce qu'ils n'ont pas acquis la notion de la permanence de l'objet lorsqu'ils étaient bébés. » Apprendre la « permanence de l'objet », c'est comprendre que lorsqu'une personne que l'on aime n'est pas là, elle existe toujours. « Tout ça, c'est lié au développement affectif. Les cinq premières semaines, on ne prend donc pas de pause, ni Geneviève ni moi », explique Natacha Gagné.

RESPECT PRIMORDIAL

CONFIANCE RENOUVELÉE

L'ouverture est réciproque chez les kangourous. « Ces enfants connaissent nos vies, ajoute Natacha. Quand on ne va pas bien, on leur dit : Aujourd'hui, c'est moi qui ne vais pas bien." C'est rassurant pour eux. Ils comprennent qu'ils ne sont pas seuls au monde à ne pas aller bien. "L'adulte en qui j'ai confiance ne va pas bien. On doit prendre soin de lui aussi." C'est un apprentissage important. » Dans ce contexte, les enfants expriment leurs besoins plus facilement.

LES OUTILS DU QUOTIDIEN

EXPRIMER SES BESOINS

Un matin, à notre arrivée, un garçon dort profondément sous une couverture dans le sofa du salon aménagé dans la classe. À son arrivée à l'école, Cédric a expliqué à Geneviève et à Natacha qu'il avait eu « une grosse soirée » à la maison et qu'il avait « de la peine ». Sous le regard bienveillant des autres enfants du groupe, il a donc rattrapé les heures de sommeil perdues. Les deux femmes soulignent les efforts du garçon pour exprimer ses sentiments et pour trouver lui-même les moyens de se sentir mieux.

CONSTANCE, CONSTANCE, CONSTANCE

Pour établir un lien de confiance, Geneviève et Natacha insistent toutes les deux sur l'importance de la constance dans leurs interventions. « La raison qui explique pourquoi notre classe est si fonctionnelle, c'est notre rigueur. On est très cohérentes et très constantes. Si on dit oui en début d'année, ça va être oui jusqu'à la fin de l'année. Si on dit non, c'est la même chose », affirme Natacha. Geneviève ajoute que malgré tout, les enfants les « testent » très longtemps. « Ils veulent voir si je vais vraiment faire ce que j'ai dit que j'allais faire », ajoute l'enseignante.

SENSIBILITÉ

La sensibilité de Natacha n'a de secret pour personne. Plusieurs enfants de l'école, peu importe le groupe, ont d'ailleurs dans leur liste d'outils pour gérer leurs émotions d'aller se blottir un moment dans les bras de l'éducatrice, à l'occasion. Chaque fois, l'éducatrice semble elle aussi éprouver les mêmes sentiments que les enfants qu'elle tient dans ses bras.

DÉFAIRE LE LIEN AVANT DE SOUFFRIR

DIFFICILE SÉPARATION

* Pour protéger l'intimité de cet élève, nous avons choisi de ne pas révéler son véritable prénom.

DOUX RETOUR À LA CASE DÉPARTAprès la récréation, Cédric, 10 ans, se dirige vers Natacha Gagné, son éducatrice. Il lui rapporte le comportement dérangeant d'un camarade dans la cour. De toute évidence, la situation le chamboule.

« Moi, je veux que tu me parles de toi », lui répond l'éducatrice en le prenant par l'épaule. Le garçon lui explique alors sa frustration, puis il prend une grande respiration et il se dirige vers le camarade en question. « Je n'ai pas apprécié quand tu m'as parlé comme ça », exprime-t-il posément, sous le regard bienveillant de Natacha.

L'éducatrice et sa collègue enseignante, Geneviève Dufresne, multiplient les interventions comme celle-ci dans leur classe de 3e et 4e années. À la barre d'une classe Kangourou, elles accompagnent des enfants qui ont un développement affectif qui dépasse rarement l'âge de 2 ans à leur arrivée dans le groupe.

Pour toutes sortes de raisons qui vont de la maladie à un événement traumatisant, en passant par un milieu instable, ces enfants n'ont pas eu de réponse stable à leurs besoins lorsqu'ils étaient bébés.

« Ça fait des enfants qui ont perdu confiance aux adultes. Un enfant doit savoir à quoi s'attendre. On leur offre cet environnement sécurisant. »

- Suzanne Gauthier, conseillère pédagogique et formatrice pour le Réseau Kangourou au Québec

L'approche Kangourou est née au Royaume-Uni dans les années 70, mais elle a fait son apparition au Québec en 2005. Dans ces classes particulières, un enseignant et un éducateur développent d'abord un lien d'attachement avec les enfants. Car pour apprendre et intégrer des comportements adéquats, les élèves doivent apprendre à faire confiance aux adultes.

On trouve environ 70 classes Kangourou au Québec, la majorité intégrées à des écoles standard. La direction de l'école Charles-Bruneau, à Montréal, a créé quatre groupes Kangourou au cours des dernières années, pour répondre aux besoins criants d'une partie de sa clientèle.

LES BESOINS DE BASE

Dès le départ, les responsables de la classe déterminent où chaque élève se situe dans plusieurs sphères de son développement. C'est de là que partiront l'éducateur et l'enseignant pour l'accompagner. Chaque élève a ses propres défis qui évoluent avec le temps, mais la classe devient pour tous un « cocon », ou une famille.

« On dit "classe Kangourou" parce que jusqu'à 2 ans, le petit peut revenir dans la poche de la maman kangourou s'il en a besoin », explique Suzanne Gauthier, conseillère pédagogique et formatrice pour le Réseau Kangourou au Québec.

Natacha Gagné, éducatrice, et Geneviève Dufresne, enseignante, travaillent ensemble depuis cinq ans. Auprès d'elles, les élèves peuvent repasser par les étapes qu'ils n'ont pas franchies dans leur petite enfance. Certains se promènent avec des peluches, d'autres cherchent à se faire bercer... et tous testent les limites des adultes, « comme le ferait n'importe quel tout-petit ».

Afin de créer cet environnement sécurisant, Natacha et Geneviève ne quittent pratiquement jamais leur local entre la rentrée et le mois de novembre, le temps qu'un lien de confiance se tisse avec les enfants. Elles créent un univers stable, où les enfants peuvent compter sur elles, et où les règles ne changent pas. Elles accueillent les enfants chaque matin en prenant soin de leur demander comment ils vont et elles prennent le temps de poursuivre des conversations de la veille.

« Cédric, as-tu réglé ta chicane avec maman ? », demande Natacha à un élève à son arrivée. « Ah, ça va bien maintenant ! », répond le garçon, tout sourire.

« Il se sent important, parce que je m'en souviens ! », indique l'éducatrice. Sa collègue et elle maintiennent d'ailleurs un lien étroit avec les parents ou avec les adultes qui ont la garde de leurs élèves.

DE LA DOUCEUR ET UN CADRE

Sans relâche, le regard de l'éducatrice balaie la classe. Elle sait reconnaître les signes d'un malaise chez ses jeunes élèves et elle arrive ainsi à mieux les accompagner dans la gestion de leurs émotions.

« Ça va, ma belle Sarah ? »

« Jérémy, si tu ne te sens pas bien, va te coucher dans le salon, mon amour. »

N'empêche, certains passent par des moments si difficiles qu'ils tentent par tous les moyens de sortir de ce cadre. C'est notamment le cas de Dylan*, qui a été retiré de son milieu par la Direction de la protection de la jeunesse à l'automne.

« On a été des ventouses pendant une semaine. On parle de kangourous, mais sérieux, si j'avais eu une poche, il serait resté caché dedans tout le temps. »

- Natacha, éducatrice

L'éducatrice s'est même chargée du transport du garçon vers l'école pendant trois jours lorsqu'il a changé de foyer d'accueil, tout juste avant Noël. « Il n'était pas question qu'il ne vienne pas à l'école, lance l'éducatrice. Son seul lien stable, c'était moi ! »

Puis, au retour des vacances, le garçon entrait dans des colères immenses plusieurs fois par jour. « Les chaises revolaient, c'était pas drôle. Puis quand la crise était terminée, il pleurait et il me disait "je m'excuse", raconte Natacha. Il avait tellement de peine. Je lui faisais un gros câlin. Ça se terminait dans le positif. »

Tout ce temps, l'éducatrice et l'enseignante ont veillé à maintenir le lien avec le garçon. « Ces enfants-là se mettent tellement dans la merde par culpabilité. Ils se punissent bien plus que nous on les punit. Ils déchirent leurs cahiers, leurs dessins, ils s'opposent... Ils vivent beaucoup de tristesse, de peur... et ça passe mieux pour eux s'ils transforment tout ça en colère. Parce que ça fait mal, avoir de la peine ! », ajoute Geneviève.

Toutes les intervenantes expliquent qu'il ne s'agit surtout pas de niveler les attentes « par le bas », bien au contraire. Elles assurent d'ailleurs qu'il n'est pas rare de voir des enfants faire deux années scolaires d'un coup lorsqu'ils s'apaisent. « Ils ont du chemin à faire, et ça ne se fait pas en quelques semaines. Ça peut être long, précise Suzanne Gauthier. Et un jour, lorsqu'ils sont prêts à quitter le nid, ils nous le disent. »

*Pour protéger l'intimité de cet élève, nous avons choisi de ne pas révéler son véritable prénom.



L'APAISEMENT DE CÉDRIC« À l'autre école, c'était l'enfer. » Un peu plus d'un an après l'admission de Cédric à l'école Charles-Bruneau, ses parents respirent enfin. La classe Kangourou a apaisé leur fils... et beaucoup de leurs inquiétudes aussi.

LE REJET« Votre garçon serait mieux dans une autre école. » Deux ans après avoir entendu ces mots, Julie Fréchette demeure émotive lorsqu'elle raconte les événements qui ont précédé l'arrivée de son fils Cédric à Charles-Bruneau. « Pas longtemps avant, [la direction de son ancienne école] m'a appelée pour me dire que Cédric faisait une crise, qu'il était dans une ambulance, et que si je n'arrivais pas assez vite, il allait partir sans moi à l'hôpital. Ça s'est passé devant tous les élèves... imaginez comment c'était traumatisant pour lui. »

LES HOSPITALISATIONSPendant que l'on discute avec sa mère, Cédric rentre de l'école. Affable, le garçon de 10 ans nous parle longuement de ses cartes Pokémon, de ses amis du quartier et de son chat. Il nous présente aussi ses gravures sur bois. « C'est bon pour ses mains », précise Julie. Atteint d'une maladie congénitale, Cédric est né avec des malformations dans les deux mains. En très bas âge, il a subi six interventions chirurgicales de reconstruction, suivies de convalescences pénibles. « C'est sûr qu'après, la gestion de la colère avec Cédric, c'était plus difficile », explique sa mère.

LA PERTE DE CONTRÔLEAprès un déménagement, le garçon s'est rebellé de façon plus intense en deuxième année du primaire. Julie devait si souvent aller chercher son fils à l'école qu'elle a perdu deux emplois. « Avec Cédric, c'est comme si le bol était toujours plein, résume son père, Dominic. Une goutte et ça débordait. Que ce soit sa faute ou non, il était toujours montré du doigt par les autres élèves. Ça ne finissait plus. » Après l'immense colère qui a entraîné son transport en ambulance, Cédric a été suspendu pour avoir lancé un objet à un autre élève. La direction a alors suggéré son transfert à l'école Charles-Bruneau.

LA NOUVELLE CHANCELa visite de l'école a bouleversé Julie. « Le coeur m'a lâché, résume la mère. On voit les salles de contrôle [les salles matelassées pour certaines interventions plus physiques]... et ouf... quand on est arrivés, un petit gars faisait une crise, et des éducateurs le tenaient pour ne pas qu'il bouge... Aujourd'hui, je comprends ce qu'ils faisaient, mais à ce moment-là, j'avais peur pour Cédric. » Dominic insiste, toutefois : « Je me disais que ça ne nous coûtait rien d'essayer. Il fallait donner une chance à Cédric. » Peu de temps après, le garçon a fait son entrée chez les « kangourous ».

LE TRAVAIL D'ÉQUIPEÀ l'école Charles-Bruneau, Cédric apprend à exprimer ses besoins et à comprendre ceux des autres. À son arrivée, il était « opposant, provocateur et très anxieux », résume sa mère, mais peu à peu, il « démêle » maintenant ses émotions. Ses parents ont aussi assisté à plusieurs formations. « Avec l'école, on a développé des moyens pour que Cédric se comprenne », raconte son père. Même s'ils sont séparés, les parents font équipe pour l'épauler. « On ne s'entend pas toujours, mais on veut vraiment que Cédric passe en premier, poursuit Dominic. On veut qu'il ait une belle vie. »

« ILS NOUS JUGERONT »« Si je deviens fâché, j'ai des moyens, raconte Cédric. L'année passée, mon moyen, c'était de dessiner. Je dessine encore, des fois. Mon dernier dessin, c'est un extraterrestre avec deux têtes. » Le garçon s'esclaffe et promet à sa mère de lui montrer son dessin. « Il fait des progrès, souligne son père. Oui, il va dans une école spécialisée, et oui, le monde peut nous juger, mais vous savez quoi ? Ils nous jugeront. On n'a pas voulu qu'il réagisse comme ça, nous. On lui a donné le meilleur de nos connaissances. On veut tout faire pour qu'il aille mieux. »

L'AVENIRCédric fréquentera l'école Charles-Bruneau jusqu'à la fin de son primaire. Il consolidera ses apprentissages au cours des prochaines années, et ses parents espèrent un retour au « régulier » au secondaire. « Il a changé du tout au tout », constate sa mère. « On était tellement inquiets, affirme son père. Il était tout petit, et on avait de la misère à le retenir pour ne pas qu'il arrive quelque chose de dangereux... Je ne voulais pas le voir aux nouvelles plus tard ! Mais là, je suis moins inquiet. Je suis fier de lui ! »